Interview télérama
Publié le 6 Octobre 2014
Interview intéressante... où certaines du premier rang se reconnaitront, on repérera peut-être Calogero également (à confirmer)....
A lire sur la page:
Jean-Louis Murat : “Je ne suis pas un chevalier blanc, je vois juste la pourriture du système” Musiques |
A l'occasion de la sortie de “Babel”, le chanteur revient entre autres sur ses relations avec les médias, sur l'évolution du métier de chanteur et sur le rôle de la chanson. Le 01/10/2014 à 17h56- Mis à jour le 06/10/2014 à 12h32 Propos recueillis par Valérie Lehoux
Comme tous les ans ou presque, Jean-Louis Murat sort un nouveau disque. Le cru 2014 est exceptionnel : Babel, double album de vingt titres, est la plus belle production française de cette rentrée. Il l'a écrit, composé, arrangé lui-même, et y a convié le Delano Orchestra, groupe originaire d'Auvergne – comme lui –, aux cuivres et aux cordes chaleureux. Quelques jours avant la sortie de Babel (le 13 octobre, chez Pias), nous avons rencontré le chanteur lors de l'un de ses passages à Paris. Murat, à la réputation de taciturne infréquentable, auteur récidiviste de déclarations provocatrices, revient longuement sur sa vision du métier, et des médias. Nous voici face à face pour une interview.
Vous n'aimez pas trop ça…
Non. Parler de soi, faire la vedette, donner son avis, dire « j'ai pensé qu'il fallait faire ceci ou cela »… C'est dégoûtant. Ça m'intoxique. Il devrait être suffisant de chanter, sans bla-bla autour. Les cuisiniers ne prononcent pas de discours avant que les gens se mettent à table. La promo, c'est la mise en avant, le paraître. Il faut « paraître » chanteur… Vivement que ça s'arrête : plus de disques, plus de journaux, plus de promo. On serait débarrassés ! De toute façon, le système craque de tous les côtés, il va se recomposer et nous devrons travailler différemment. En attendant, nous nous trimbalons les oripeaux d'un vieux monde. En tout cas, si je reste un artiste marginal, c'est parce que je n'ai jamais pu digérer physiquement le phénomène promotionnel.
Il vous rend malade ? Malade, oui. Cette nuit, je n'ai presque pas dormi. Ce n'est pas naturel de réfléchir sur soi et sur son travail. Ou alors, il faudrait se mettre sur rails, en pilote automatique, et je n'y arrive pas. Je fais des chansons d'incertitude, je ne suis sûr de rien. Si on essaye de coller sur moi un carcan de certitudes, ça ne tient pas, ça déborde dans tous les sens. Tout un fond un peu parano en moi ressort sous forme d'arrogance. Ça me pose même des problèmes relationnels. Je vois bien les dégâts que ça provoque.
Vous faites tout pour, en tenant régulièrement des propos provocateurs, misogynes, misanthropes, homophobes… Quand je suis face à un journaliste, je suis un peu comme un gamin qui n'est pas en confiance, et qui dit n'importe quoi. Je n'ai toujours pas réussi à contourner cet écueil-là. En ce sens, je ne suis pas pro pour deux ronds.
Paradoxalement, vous êtes devenu un très « bon client » pour les médias : le sale mec qui dit des horreurs… Peut-être. Je viens d'un milieu où on ne fait pas le malin ; or, faire de la promo, c'est faire le malin, presque au sens étymologique du terme. Laisser le malin prendre possession de soi. Moi, j'ai un côté auvergnat, paysan, taiseux. Je me sens à cheval entre ces deux mondes. Quand je donne des interviews, je me demande souvent : « Pourquoi fais-tu ce métier-là ? » Pourquoi, alors ? Parce que j'aime écrire des chansons, enregistrer des disques, monter sur scène, et que pour cela, j'ai signé un contrat dans lequel je m'engage à faire de la promo. C'est curieux… J'ai toujours bien aimé lire les interviews de Proust, même de Céline. Leurs réponses étaient réfléchies ; ils avaient les questions quinze jours à l'avance. Maintenant, vous, les journalistes, ne vous intéressez qu'au débraillé de la personnalité… Et dire que c'est le rock qui nous a en partie menés là, c'est dingue. Aujourd'hui, une sous-musique, qui nourrit la mondialisation, tue le meilleur de ce qu'étaient nos vies. Moi, je suis un sous-produit de la culture américaine : quand j'étais adolescent, à La Bourboule, le salut, c'était Dylan ; comme il existait, tout n'était pas fini, il y avait un avenir. Mais cet avenir est devenu un enfer, un bruit de fond qui accompagne une avalanche continue d'images ; toute cette merde qui nous entoure… On n'arrive plus à respirer. “La musique n'ouvre plus de perspective, tout comme le cinéma : le petit ressassement des drames bourgeois, on s'en fout.” Vous continuez pourtant à aimer la musique américaine… Et j'assume. En France, avant 1914, les plus gros cachets dans les cabarets allaient aux pétomanes. Puis sont arrivés des orchestres de la Nouvelle Orléans, qui nous ont montré qu'on pouvait faire autre chose. La musique américaine nous a sauvés. D'ailleurs Brassens ou Trenet en ont été fans, voilà pourquoi je n'ai jamais été gêné de l'aimer moi aussi ! Malheureusement, nous n'avons pas su inventer ensuite une musique européenne, ni même française. Autour de moi, j'entends trop de petits singes sous-doués, qui chantonnent dans un anglais de cuisine qui fait rigoler la Terre entière…
Vous avez tendance à noircir le tableau, non ? C'est un constat d'échec de nous tous. La musique n'ouvre plus de perspective, tout comme le cinéma : le petit ressassement des drames bourgeois, on s'en fout. Il faut malgré tout macérer dans ce chaudron, faire comme si de rien n'était, et tenter d'accrocher le chaland… Pour ma part, je sais que je n'ai pas de nouveaux auditeurs à gagner. C'est cuit avec les nouvelles générations. Il me reste juste à essayer de convaincre quelques cinquantenaires amateurs de chanson française que chez ce pauvre Murat, il y a des trucs pas mal. Même s'il est insupportable et qu'il a une réputation de sale con.
Vous avez un public certes restreint, mais très fidèle… Pour quelques centaines de personnes, ce que je fais est en effet important. Mes disques les remettent en selle. C'est le versant positif de l'histoire. Les gens du premier rang, je les connais. Je les reconnais. Je sais leur histoire personnelle. Une dame me suit depuis vingt ans, elle a perdu une petite fille, je lui envoie des messages. C'est une amitié en chanson, où chacune fonctionne comme une sorte d'encouragement. Je rencontre aussi des gens qui me disent que je fais la B.O. de leur vie. Ou qui sont tombés amoureux sur une chanson… D'un seul coup, des choses se tricotent entre mon imaginaire chanté, et, souvent, leur déshérence.
N'est-ce pas cela, la grande vertu de la chanson par rapport à d'autres formes d'expression ? Bien sûr, et c'est à peu près la seule chose qui me tient. Vous dites que la chanson n'ouvre pas de perspective. Mais doit-elle à tout prix le faire, ou juste consoler de vivre, ce qui est énorme ? Je suis d'accord avec vous, elle peut consoler, et c'est beaucoup. Mais si la seule fonction de la chanson est consolatrice, c'est que nous sommes dans une société malade. Dans l'absolu, le rôle de la chanson devrait être de créer ou d'accompagner des mouvements collectifs de confiance en soi. Comme nous sommes dans une société de défiance, il est devenu très difficile de chanter. Je me sens en divorce avec l'époque. C'est un peu bêbête mais je me demande si Hollande ne pense pas la même chose ! Dans une défiance généralisée, les personnalités fonctionnent à l'envers, créent de l'amertume. Peut-être que le dernier grand moment où on pouvait être chanteur en France, c'était pendant le Front Populaire. Ou à l'époque des yé-yé.
Parce qu'il y avait des espérances collectives ? Oui. C'est pour ça que les gens aiment tant les yé-yé et Johnny Hallyday. Quand Johnny est apparu, le PIB français progressait comme aujourd'hui celui des Chinois. La chanson, c'est lié aussi un peu à l'économie : quand on est complètement amorphe, c'est comme si on était aphone. D'ailleurs beaucoup de jeunes sont tellement aphones qu'ils se sentent obligés de changer de langue. La défiance est si colossale qu'ils ne chantent plus dans la langue de leur mère, qui a forgé leur cerveau et leurs pensées. C'est terrifiant.
Et quid des explications plus prosaïques : l'anglais sert de cache-misère pour dissimuler de mauvais textes en français, et c'est un outil pour qui rêve de carrière internationale… Mais ça n'existe pas, les Français qui font des carrières internationales ! A New York, les Daft Punk ne représentent pas grand-chose. Charles Trenet ou Yves Montand, au moins, représentaient quelque chose car ils incarnaient une France qui avait confiance en elle. Moi, j'essaye d'utiliser la langue comme si elle était encore intacte, et qu'on pouvait faire des choses avec. C'est aussi pour cela que je vis à la campagne : je n'ai pas de portable, pas d'ordinateur, je ne regarde pas la télé… Je ne suis à peu près au courant de rien ; sinon, je n'écrirais pas de chansons. Quand je me retrouve à Paris, entouré d'écrans et de presse, l'anachronisme de ce que je suis me saute à la gueule. Vous fustigez la défiance des autres, mais ce repli sur soi, on le sent aussi dans vos propos… Très juste, je n'y échappe pas. Je ne m'exonère d'aucun des défauts de l'époque. Je m'isole un peu géographiquement mais je suis aussi pourri que les autres. La seule chose, c'est que j'ai commencé avec Suicidez vous le peuple est mort (premier 45 tours, en 1981, NDLR), qui reste sans doute ce que j'ai fait de mieux. A l'époque, mes 30 ans approchaient, et je voyais déjà que ça n'allait pas le faire. C'était au tout début des années Mitterrand… Je sortais des groupes punk. Dope, overdose, j'étais pris là-dedans. J'étais déjà une sorte de rescapé. Les séjours à l'hosto, les trucs extrêmes, j'ai donné. Théoriquement, je n'aurais pas dû m'en sortir… Et je m'en suis sorti avec ce Suicidez-vous le peuple est mort, qui était une façon de dire : à quoi bon chanter, le public n'existe plus. Il n'y a plus d'oreilles pour toi. Trente ans après, c'est encore pire.
Vous parlez avec fougue de l'importance de la langue maternelle, et sur votre dernier disque, vous travaillez avec le Delano Orchestra, qui chante en anglais… Je n'arrête pas de les emmerder avec ça. Eux, comme les Cocoon and co, trouvent complètement tocard de chanter en français – à Clermont, je ne connais guère que Mustang qui le fasse. Et puis il y a tous ceux qui chantent en français… mais en déplaçant l'accent tonique, sous prétexte que ça sonne mieux. Dans les années 60, on a fait beaucoup de copies de chansons américaines, et on a trafiqué la langue. Moi, j'aime la poésie du XIXe siècle, qui a une puissance incroyable. Le reste du monde a longtemps été à genoux devant. Puis petit à petit, nous sommes devenus des colonisés. Les harkis des Américains en quelque sorte. Et on a décalé rythmiquement notre langue. Je n'ai pas fait d'études, je n'ai pas les outils pour l'analyser, mais je sens bien que c'est extrêmement grave, cette défiance de la langue maternelle… Qu'est-ce qui vous a poussé alors à travailler avec le Delano Orchestra ? France Inter, et plus précisément Didier Varrod, son directeur de la musique. En décembre 2013, ils fêtaient les 50 ans d'Inter et ils ont organisé un concert à Clermont-Ferrand. Didier m'a suggéré de jouer avec un groupe de la région puis il a essayé de nous aider à trouver d'autres dates. De mon côté, j'ai recommencé à écrire des chansons. En avril, nous sommes entrés en studio. Nous avons enregistré vingt titres. C'était simple. Une histoire heureuse. Que vous ont apporté les musiciens du Delano ? Leur savoir-faire et leur technique. Plusieurs d'entre eux savent lire et écrire la musique, ils ont fait le conservatoire. Moi qui ne défends que la musique non écrite, en grande partie improvisée, j'ai vu qu'ils parvenaient à maîtriser cela. Ils amènent aussi de la chaleur au disque… Sans doute, par la nature même des instruments, la trompette, le violoncelle. Et puis humainement, ça s'est vraiment bien passé. Vous vous êtes donc rencontrés aux 50 ans de France Inter. Vous avez joué le mois dernier aux 60 ans du Monde… C'est amusant, de la part de quelqu'un qui se sent si mal face aux médias ! J'avais aussi fait les 30 ans de Libération. Si j'y vais, c'est qu'on me le demande. Pias, ma maison de disques depuis Toboggan (2013), a été bien sympa de me recueillir. Tous les deux ans, je me retrouve sans contrat parce que je ne vends pas assez de disques… Mais la marginalité ne m'a jamais intéressé. J'ai toujours trouvé qu'elle était un échec. Je ne suis pas un pur esprit. Je ne veux pas être l'idéaliste de la chanson qui fait des cassettes autoproduites que tout le monde trouve géniales, et qui se vendent à quatre exemplaires. Non, je n'ai pas envie de vivre comme un con. Comment vivez-vous votre statut ? Je n'en ai pas. Bien sûr que si… Je chante dans des villes où des tocards remplissent le Zénith du coin, tandis que moi, j'ai beaucoup de mal à attirer 250 personnes.
Vous referiez, par exemple, un duo avec Mylène Farmer comme vous l'avez fait en 1991, pour mettre du beurre dans les épinards ? Non, ça me ferait honte. Je connais un chanteur qui cartonne en ce moment, et qui m'avait demandé un texte. Sauf qu'il a voulu changer un mot, et j'ai refusé. J'aurais pu aussi écrire pour Johnny et prendre la caillasse, mais je ne fais pas ma carrière en fonction de mon compte en banque… Il paraît que les choses vont mieux pour Miossec ou Dominique A depuis qu'ils écrivent pour de gros vendeurs. Je ne vois pas les choses ainsi. Pour moi, il y a même une certaine noblesse à faire les choses simplement. Je pars en tournée avec un seul musicien, je fais le chauffeur, je m'occupe d'un tas de trucs, je me sens très paysan dans ce sens-là. Mais si j'étais fidèle à ma logique, je ne devrais même pas en parler. Depuis les années 60, on associe souvent le chanteur à une vedette, qui gagne beaucoup d'argent, ce qui est très récent au regard de l'histoire des musiques populaires… Le chanteur n'a pas spécialement à être miséreux, la question n'est pas là ; mais il n'a pas à revendiquer un statut social particulier. Si demain ma bagnole tombe en panne et que je ne peux pas la réparer, ce ne sera pas la fin du monde. Bon, je ne veux pas non plus faire le supervertueux, je ne le suis pas. Je suis dans un entre-deux : je veux me sentir bien, en travaillant convenablement. D'ailleurs la chanson me permet quand même une sorte de vie de luxe : je passe des heures à lire, à peindre, à dessiner, à écrire, à faire de la musique…
Dans votre dernier disque, le thème de la mort, et même du meurtre, revient plusieurs fois. Cela vous intrigue, voire vous fascine ? Quand je vois des scènes de décapitation, je suis à la fois horrifié et fasciné. C'est un sujet de chanson. J'aime beaucoup les murder songs que peuvent faire des gens comme Nick Cave. Des chansons de meurtre. La guerre de 1870 est très présente chez Rimbaud… Alors oui, j'ai écrit quelques textes là-dessus. J'ai aussi esquissé des choses sur la maltraitance des enfants, ou sur l'Alzheimer de mon père (c'est intéressant, cette décomposition de la mémoire, qui fait écho à un pays qui semble lui aussi atteint par un Alzheimer). La chanson n'est pas seulement faite pour accompagner nos émois amoureux. Nous connaissons tous des gens capables de couper la tête à quelqu'un. Si nous étions dans une société vigoureuse, la chanson pourrait porter cela, au lieu de servir de bande-son à des publicités ! Car aujourd'hui, c'est devenu un but pour beaucoup : placer des chansons sur des pubs télé. C'est une façon de gagner de l'argent avec ce métier… Nous sommes devenus les esclaves de la consommation. Les petits groupes français fournissent, fournissent, fournissent des musiques pour la pub. Dans les années 60, Ford avait acheté Light my Fire aux Doors. Jim Morrison était à Paris. Quand il est rentré de Los Angeles, il a fait rendre le pognon et a interdit l'utilisation de la chanson. Je suis très admiratif de ça. Maintenant, même les Stones vendent Satisfaction pour faire la pub d'une bagnole ou d'un parfum ou d'une crème solaire. C'est la fin des haricots. Mais encore une fois, attention à ne pas se méprendre : je ne suis pas un chevalier blanc. Je vois juste – et vous aussi, j'en suis sûr –, la pourriture du système. On est bien obligé de le dire ! Après, on me traite d'emmerdeur… Mais c'est important de savoir où on se situe. Pour revenir à la discussion du début, je sais que je peux dire parfois n'importe quoi, mais pas quand ça touche à l'évolution du métier. Sur ces sujets-là, je suis même plutôt content d'être énervant.