Le rendez-vous parisien est fixé dans un ancien hôtel particulier reconverti en hôtel, à 5 minutes pied de la place Pigalle. Un endroit charmant et discret où ont séjourné Toulouse-Lautrec et Louis Armstrong. Jean-Louis Murat, 64 ans au compteur, arrive quasi pile à l’heure. Réputé « bon client » par les journalistes autant par sa verve que par ses coups de gueule, l’auteur d’un récent Babel a fait preuve au cours des 60 minutes d’entretien, – l’unique pour la Belgique –, d’une rare et salutaire honnêteté.
Vous avez déclaré à propos de Morituri – votre nouvel album au titre latin qui signifie « ceux qui vont mourir » – que le directeur artistique du disque était l’air du temps. C’est la première fois qu’un de vos disques est nourri par l’actualité. Pourquoi aujourd’hui ?
J’ai beaucoup tourné après les événements de janvier, pas mal dans la France profonde aussi, et l’ambiance était très bizarre. J’ai écrit des chansons en me disant que ce serait pas mal d’arriver à capter un petit peu ce fond de l’air. Ce n’est pas étrange, c’est original. Tu as l’impression de vivre un moment historique. Il y a des romans écrits en 1939 qui décrivent un pressentiment étrange. C’est comme quand les baleines et les poissons se barrent quelques heures avant un tsunami.
N’empêche qu’une chanson comme Interroge la jument, où vous imaginez un massacre en terrasse et Satan qui se gondole, reste troublante…
C’est comme ça. Je ne sais pas pourquoi je voyais des massacres en terrasse en juillet et Satan ouvrir une nouvelle usine…
Vous n’êtes pas le genre d’auteur à connaître la page blanche. Est-ce plus difficile avec de telles thématiques ?
J’évolue dans un genre musical qui fait surtout attention à la forme. Je ne réfléchis pas trop, c’est peut-être pour cela que je ne connais pas l’angoisse de la page blanche. L’image projetée de moi-même, je n’en ai rien à foutre. Je parle souvent avec des gens de cette différence entre l’image projetée et l’image réelle de la personne. C’est une telle distorsion que si elle était musicale, je dirais que c’est une distorsion pourrie.
Pourquoi ?
Parfois, ça me joue des tours. J’ai des petits-enfants. J’ai une petite-fille qui a 14 ou 15 ans et un jour elle me dit : C’est dommage, papy, que tu gâches autant ton talent en te comportant comme ça.
Elle faisait allusion à des interviews où vous l’ouvrez un peu trop ?
Ça m’a beaucoup touché. Je lui ai dit que je pensais avoir une part de bêtise aussi forte que celle qu’il pouvait y avoir chez elle. Il ne faut pas décourager les gens qui se sentent imparfaits. Ce serait un rapport de pouvoir. Je ne crains pas les dérapages. C’est une guerre des tranchées entre ce qu’on est et notre image projetée qui arrive, dans mon cas, jusque dans mon cercle intime.
Ça vous a perturbé ?
Ce qui me trouble, c’est que ma petite-fille est aussi un produit de son époque et qu’elle dit que le talent, c’est le bon comportement. Et là, c’est pareil, c’est le triangle de la bourgeoisie. C’est tout ce que je déteste. On ne juge pas les gens comme ça. Il y a un fond d’humanité qui peut être jugé chez les gens qui passent par l’apparence, par la parole, par l’anticonformisme. C’est plus subtil que ça, donc.
Pour revenir à Morituri, ce n’est pas un hasard si le dernier morceau du disque s’appelle Le Cafard…
L’état d’esprit est quand même cafardeux. Et pas seulement parce qu’il y a des attentats, mais parce qu’on porte des valeurs qui s’avèrent toutes négatives. Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir été cocufié par la musique que j’aime par-dessus tout depuis que je suis adolescent. D’où la chanson Le Chant du coucou. J’aurais donné ma vie pour un riff des Rolling Stones. Maintenant, je ne le referais plus. J’ai été un abruti.
Pourquoi ?
Parce que la musique ne portait pas les valeurs qu’on pensait qu’elle portait. Ça ne portait pas des valeurs de partage. Quand je pense que le rock’n’roll était le bras armé contre le néolibéralisme, ça me fout le cafard. C’est comme si j’avais basé une bonne partie de ma vie sur quelque chose qui est bidon. Je ne pensais pas que la mentalité libertaire que pouvaient porter les riffs de Keith Richards était la même que celle revendiquée par les traders aujourd’hui. C’est comme notre pourri à nous, Matthieu Pigasse. Celui qui a la moitié des journaux et un hôtel particulier avec des gens habillés en livrée. Pour bien commencer sa journée, il écoute un vinyle des Clash.
Et Joe Strummer se retourne dans sa tombe…
Évidemment ! Et c’est là qu’est l’enculerie. Si l’autre va puiser dans l’énergie des Clash pour enculer la terre entière et devenir multimilliardaire en trois semaines, ce n’est pas possible. On s’est fait avoir.
Sans revenir sur Charlie Hebdo et tout le débat autour de la liberté de la presse, on oublie qu’en 1981, à la sortie de votre morceau Suicidez-vous le peuple est mort, vous subissez la censure de plein fouet… Rétrospectivement ?
J’étais disque de la semaine sur Europe 1, qui faisait la pluie et le beau temps à l’époque. J’avais de grands panneaux sur les Champs-Élysées et ça a marché quinze jours. Jusqu’à ce qu’un père débarque à la station en disant que sa fille avait fait une tentative de suicide à cause de cette chanson. Je n’ai jamais su si c’était vrai ou pas. Tout le monde a eu peur de moi. Je n’ai rien fait pendant quatre ans. Ils ont repris mon contrat, ça a failli me tuer, cette affaire. J’ai fini à l’hôpital, j’étais au fond. Dans ces années-là, on ne rigolait pas avec les substances, j’étais dans une merde noire, j’étais devenu SDF.
Parce que finalement, l’essence de la chanson, c’était une façon de dire : à quoi bon chanter alors que le public n’existe plus ?
Dans un premier temps, j’ai écrit cette chanson pour décrire le sentiment d’explosion familiale que j’ai vécu en arrivant en ville : tu es élevé à la campagne, tu penses que tu vas être fermier et puis, tout d’un coup, la modernité des années 70 tue tout cela et te retrouves presque citadin. Tu habites dans une HLM, tu ne sais plus qui tu es, tu perds ton identité. Il a fallu que je me trouve une ferme en Auvergne et que je m’y réinstalle dans un truc vaguement familial pour commencer à me reconstruire. Dans un deuxième temps, voir cette espèce de faux Pétain qu’était Mitterrand représenter le peuple, c’était trop pour moi. Je voyais mon milieu familial exploser et cet enfoiré d’hypocrite défendre le peuple. Bon, j’étais dans une période où je faisais une tentative de suicide tous les six mois…
C’était plus par désespoir que par nihilisme ?
C’était du désespoir. J’ai tenu, je me suis battu avec le mec qui a enregistré le 45 tours parce qu’il ne voulait pas garder Suicidez-vous le peuple est mort, or, je savais instinctivement qu’il fallait que je commence dans le métier avec quelque chose de fort. Ce qui est le plus important dans un édifice, ce sont les fondations. Je voulais des fondations solides. Il y a tout moi dans Suicidez-vous le peuple est mort. Et tout ce j’ai fait par la suite. C’est là que des journalistes comme Bayon et d’autres, des gens influents en France dans le milieu, m’ont repéré. J’ai eu de la chance.
Un peu comme Miles Davis quand il rentre du Japon essoré au milieu des années 70 avant de revenir plus créatif que jamais par la suite. D’ailleurs, j’ai toujours pensé que votre parcours se rapproche de la démarche d’un jazzman. Vous adhérez ?
Je suis très content d’entendre ça. Je cherche le groove et la transe par le groove. J’aime la musique pour la transe. C’est pour ça que j’aime Al Green et Marvin Gaye. Mais j’aime aussi Miles Davis, John Coltrane et Pharoah Sanders.
Mylène Farmer, Isabelle Huppert, Camille, Jennifer Charles du groupe Elysian Field, beaucoup de femmes traversent en filigrane votre carrière grâce à ces collaborations. Vous aimez être le couturier de ces dames ?
Je n’ai jamais imaginé chanter avec quelqu’un qui ne m’excite pas sexuellement. Je crois que c’est le fond de la chose et j’en ai souvent parlé avec Mylène. D’arriver à ce que nos deux voix ne fassent qu’une et rechercher une espèce de fusion des corps et des esprits pour que les voix fonctionnent ensemble. Toutes les femmes avec qui j’ai chanté, j’ai bien voulu le faire parce que j’étais amoureux d’elles. Et elles étaient suffisamment pertinentes et intelligentes pour que tout se passe dans le non-dit.
Pour l’état civil, vous vous appelez Jean-Louis Bergheaud, en hommage à l’un de vos ancêtres, mort pendant la Première Guerre mondiale. Dans quelle mesure cela a-t-il été déterminant ?
C’était mon oncle. Le frère de mon grand-père, qui était un peu le héros de la famille. Il est mort juste avant la fin de la guerre. On m’a collé son nom et très petit, je voyais mon nom sur le monument aux morts ; c’est bizarre quand même. Ça m’a beaucoup influencé et ça m’a donné une idée historique de moi-même.
Et Murat, votre nom de scène, c’est pour Joachim Murat, le beau-frère de Napoléon Ier ?
Ça tombe bien parce que toute la famille de ma mère est de Murat (commune du Cantal, NDLR). Joachim Murat, c’est aussi le dernier grand chef de la cavalerie. Je ne chante pas pour rien La Chanson du cavalier sur ce disque. Le texte est très ressenti. Je me sens beaucoup plus de la civilisation du cheval que de celle du moteur à explosion.
C’est un peu aussi ce que vous chantez dans Interroge la jument…
Si tu veux savoir où en est le monde, vas-y : demande aux arbustes. Va demander à l’oiseau mazouté, à la jument ou au renard ce qu’ils en pensent, du progrès. Pour commencer, va voir tout ce que la modernité fait à la vie animale. De toute façon, je me sens d’un monde d’avant. D’un monde où l’on a du respect envers les animaux. L’homme commence à perdre l’affaire quand il maltraite les animaux.
Je ne suis pas un chevalier blanc, dites-vous, je vois juste la pourriture du système…
Les gens sont sympas, ils achètent mes disques et j’ai une vie assez cool et relax. Malgré tout, je pense que j’ai des obligations en retour. Comme prendre la parole. Je pense que le système est pourri. Je le constate et je ne vois pas pourquoi, étant dans le système, je ne dirais pas qu’il est pourri. Je refuse ces méthodes fascistes et soviétiques où l’on ne crache pas dans la soupe. La soupe est pleine de glaviots, ça ne me dérange pas de cracher dedans.
Une petite dernière pour la route : quid de la suite ? Du prochain disque ?
Je ne vais pas tourner avec ce disque parce que pour que ce soit économiquement viable, je devrais payer mes musiciens au lance-pierre et il est hors de question de les sous-payer parce qu’on doit réduire nos revenus d’un tiers. Et même si je tourne sans cachet, ça ne compensera pas les pertes. Quant au prochain disque, je ne pense pas qu’il y en aura encore un autre. Ça fait un bout de temps que je n’ai pas écrit de chansons, pour tout dire. J’ai envie de faire autre chose. Je peins, je prends des photos, je fais des collages… J’en ai un peu marre. Je ne vais pas continuer à faire des interviews où je ne parle jamais de musique et où tes collègues pensent que Van Morrison est une marque de bagnole.
Morituri, Jean-Louis Murat, Pias.