Publié le 27 Novembre 2023
A ceux qui avaient eu la chance de le voir le 23 juin au Week-end Murat, yes sir! (1ère édition), Alain l’avait annoncé, entre gourmandise et espièglerie : le clip de “Ton corps est mon décor” venait de sortir, et on pouvait aller en découvrir les images « explicites ». De fait, 38 470, son nouvel album, fait naître beaucoup d’images : des fragments du corps désiré, l’apparition dans la nuit de la spectaculaire “Marlène Dietrich masculine”, les paysages et personnages d’un film, ou les cosmographies réinventées des amours triangulaires... L’interprétation, qui joue de tous les ressorts de la voix tour à tour chantée, parlée, murmurée, la richesse des orchestrations et arrangements rendent sensibles à chaque morceau des univers singuliers, livrent de façon parfois presque théâtrale des courtes scènes, portraits, récits.
Du désir et de l’amour, il est donc beaucoup question dans ce disque, mais bien d’autres aspects surgissent de cette exploration de l’intime, portés par une langue toujours très littéraire et précise. Alain se livre aussi en contemporain ironique et désarmé, traversé par les crises de notre époque, en poète qui s’interroge sur son écriture et “convoque l’imprévu”. Il compose ainsi un autoportrait à multiples facettes, qui se dévoile et s’approfondit au fil des écoutes successives.
Le plaisir à découvrir cet album vient aussi des contrastes et ruptures : les morceaux pop alternent avec des ballades plus intimes et parfois mélancoliques, et un duo joliment enlevé, les déclarations d’amour s’ourlent de noirceur, l’énoncé des doutes, des échecs va de pair avec le goût de l’artifice, une magnifique flamboyance.
La sortie de cet album était une belle occasion de rencontrer Alain, qui dans son planning chargé de sortie d'album, spectacles et projets à venir, a trouvé le temps pour une conversation dense et passionnante. Nous vous laissons avec ce talentueux auteur-compositeur, formidable pianiste au service d'un très grand interprète... qui pourtant aime le collectif.
- J'avais oublié mais tu me disais en juin qu'on avait commencé une interview il y a quelques années et que ma première question un peu rituelle sur les origines de ta carrière de musicien t'avait découragé. Est-ce que tu es réticent à parler de toi?
A. Klingler : Pas particulièrement… Mais je parle déjà beaucoup de moi dans mes chansons. Ce qui m’avait découragé dans la question rituelle des débuts, c’est que ma réponse serait forcément un peu longue : j’ai commencé le solfège à six ans, le piano à sept ans. J’étais admiratif de Samson François. Mais je n’avais pas ce talent de pianiste classique. Et puis, j’aimais déjà beaucoup la variété, ce qui était très mal vu à l’époque, au conservatoire, tout comme, plus tard, dans le milieu des musiciens. Dire que l’on écoutait Véronique Sanson ou Michel Berger nous conduisait quasiment devant le peloton d’exécution. Je n’ai pas eu de grand frère, ou de grand cousin qui m’aurait fait découvrir Led Zeppelin, Franck Zappa, ou Bowie…
Mon premier spectacle fut Léo Ferré en piano-voix (plus quelques bandes orchestre). J’avais 13 ans. Un choc.
Puis, ce fut Manset avec Lumières, en 1982, j’avais 14 ans. Une commotion. Ces douze minutes hypnotiques. À l’époque, pas d’internet, juste des revues de rock et Paroles et Musique, magazine qui consacrait des dossiers complets à Higelin, Bashung, Manset, Romain Didier, Allain Leprest…
Mon horizon, pendant longtemps, ce furent ces revues et puis le TOP 50, jusqu’au jour où je suis tombé sur une retransmission de Pantin 81 de Barbara, et là, tout a changé en une heure. Le lendemain, je courais me procurer l’album, puis tous les albums. Ce fut le début d’un grand virage. Je venais de rencontrer une artiste qui racontait sa vie au piano, qui était androgyne, théâtrale, et dont l’art dépassait tout ce que j’avais vu jusqu’alors et que je n’ai d’ailleurs pas revu ensuite… Cette présence sur scène, médiumnique…
Il y a eu également le disque Piano-public de Romain Didier en 1985. Je l’écoutais en boucle sur mon magnéto cassette.
Donc, je voulais faire comme Romain Didier, Barbara ou Léo Ferré quand je serais grand. Et puis, ma disquaire, clairvoyante, m’a conseillé d’écouter Jean Guidoni et là ce fut une grande claque. J’avais 17 ans. Tout ce que Jean chantait me plongeait dans des mondes qui me passionnaient. Il chantait l’homosexualité, les bas-fonds, les putes, la drogue… L’écoute de ces artistes ouvrait des mondes. Des arborescences. Barbara parlait de Verlaine et Rimbaud, Guidoni évoquait Genet, Fassbinder, Ingrid Caven, j’allais voir, tout cela nourrissait ma curiosité.
J’habitais dans le sud. Nous étions ravitaillés par les corbeaux, tout nous parvenait par ricochets.
Heureusement, très vite, il y a eu des concerts où je suis allé écouter Barbara, Guidoni, j’y ai fait des rencontres extraordinaires.
Entre temps, j’avais obtenu un bac option musique et je suis allé à la fac. J’ai commencé à écrire des textes. Un jour, des amis qui organisaient un concert de rock m’ont proposé de faire leur première partie. J’avais écrit cinq chansons. Cela s’est bien passé. On avait enregistré ce concert et donc, tout naturellement, j’ai envoyé ces cinq chansons sur une cassette à Barbara, qui m’a répondu une semaine après : "j’ai aimé vos chansons, chantez partout ailleurs qu’à Toulon" ! Imaginez ma stupeur. Puis Jean Guidoni m’a reçu chez lui afin que je les lui chante, ce qui était fou pour moi.
Deux ans après, en 1993, j’ai monté mon premier tour de chant à Châlon-sur-Saône, car les directeurs du Festival de Châlon dans la rue avaient eu par l’entremise d’une amie une copie de la fameuse cassette envoyée à Barbara. Ils ont eu un coup de cœur et m’ont commandé un spectacle. C’était parti. Depuis, je suis allé de rendez-vous en rendez-vous. J’ai eu la chance que cela ne s’arrête jamais. Très vite, j’ai rencontré d’autres artistes qui habitaient Paris et qui m’ont dit de venir y chanter. Nous nous produisions dans des lieux qui programmaient des jeunes artistes, des lieux comme Ailleurs ou le Limonaire. Pour moi, chanter dans ces lieux, c’était comme faire l’Olympia.
En 1996, j’ai rencontré Romain Didier et Allain Leprest, dont j’écoutais les disques depuis des années. Romain a été extrêmement gentil et m’a donné des conseils aussi. J’aime infiniment ces artistes qui font œuvre à partir de ce que je suppose être leur journal intime dévoyé.
J’ai gagné quelques concours. Et j’ai enregistré mon premier album.
Je viens donc de cette chanson-là.
Voilà pour les débuts !
- On te voit surtout sur scène dans des spectacles collectifs, finalement tu portes peu ton répertoire personnel, tes propres chansons?
A. Klingler: Oui, depuis quelque temps en effet. Pour l’album qui vient de sortir, je fais une date en Suisse [NDLR : le 13/10/23], et il y aura peut-être une ou deux dates à Paris. Je suis très mauvais vendeur de mon propre projet. Je ne sollicite personne, je ne réponds qu’à des demandes : donc si on veut que je chante quelque part, je le fais, mais je ne mets plus en place des choses en ce qui concerne mon propre répertoire. Je l’ai fait à une époque mais c’est fini.
Cet album est né parce qu’il y a eu le confinement, je me suis remis à écrire des chansons et à envisager ce disque, mais cela faisait dix ans que je n’avais pas écrit une chanson.
- Comment en es-tu venu à enregistrer ton premier disque ?
A. Klingler: Dans mon parcours, j’ai eu une révélation avec la chanson française. Mis à part David Bowie je ne m'intéressais pas aux chanteurs anglo-saxons : je ne connaissais que la chanson française, jusqu’en 1999 en tout cas. Je n’avais pas de connaissances sur le son. Pourtant il y avait bien des gens qui avaient travaillé le son, Bashung, Christophe, Berger, mais ce n’était pas quelque chose que j’avais repéré, je m’intéressais surtout aux mots, et à la façon de les mettre en musique. En 1999, Sophie Rockwell, avec qui j’ai écrit Je ne suis pas narcissique, et qui est chanteuse aussi, m’a dit deux choses le même jour : “tu devrais écouter un album de Stina Nordenstam, People are strange”, cet album de reprises où elle reprend des chansons de Rod Stewart, de Prince : je n’avais jamais entendu ça, le travail sur le son et la production était impressionnant. Et elle m’a dit aussi : “tu devrais te mettre à l’informatique musicale”. Je n’avais jamais allumé un ordinateur, je n’en avais pas ! On m’en a prêté un et d’un coup, pris de passion pour l’écriture des arrangements… j’ai écrit un album, Cercles d’amis.
Avec Chloé Mons, Je ne suis pas narcissique (2023 au Lucernaire) :
- Tout seul ?
A. Klingler: Oui, quasiment. Gérard Poli, un ami chanteur qui a son propre parcours passionnant [NDLR: Monsieur Poli], a écrit des textes avec moi, j’ai écrit aussi, et surtout j’ai fait tous les arrangements de ce disque, chose que je n’ai plus faite après. J’ai passé un an dans un studio à Saint-Ouen, à raison de quinze jours par mois, et des musiciens incroyables sont venus jouer, un qui jouait avec Calogero, un autre avec Sapho, un avec Arthur H, Brad Scott...
C’est là que j’ai découvert le son, c’est une chose à laquelle je n’avais jamais pensé avant. Cela m’a tenu pendant une dizaine d’années.
En 2001, je me suis installé à Grenoble. J’y ai rencontré un musicien qui s’appelle Etienne Dos Santos, qui jouait dans un groupe culte de Grenoble, Rien. Je suis allé vers lui et nous avons enregistré deux albums, No culture et Un invisible écrasement, et un projet de poésie musicale écrit par Anne Calas, Chroniques d’Ici, avec Arthur H. dans le rôle du récitant. Nous avons aussi fait beaucoup de spectacles ensemble, et c’était très intéressant. Je venais d’arriver à Grenoble, la Ville, le Conseil Général, le département me soutenaient, je faisais des résidences. C’était super. Cela a duré jusqu’en 2010.
Et puis il s’est passé une chose : en 2005 je suis allé au Festival d’Avignon pour accompagner un spectacle en tant que pianiste, et là le hasard a voulu qu’on m’invite à un spectacle de Marina Abramovic : elle rejouait sur scène ses performances. La même semaine j’ai vu un spectacle de Mathilde Monnier avec Christine Angot. Là, j’ai découvert un champ que je ne connaissais pas : l’art contemporain, le théâtre contemporain, la danse contemporaine - j’avais déjà vu des spectacles, mais ça ne m’avait jamais fait cet effet-là. J’ai aussi découvert un festival à Marseille qui s’appelait Actoral, où j’ai vu un performer qui est devenu un ami, Yves-Noël Genod, et ça a été une révélation, un choc esthétique. C’était en 2007, et à partir de ce moment-là, en deux ou trois ans je crois que j’ai vu 500 spectacles. Je courais ventre à terre voir deux spectacles dans la même soirée, je découvrais aussi des lieux comme La Ménagerie de verre. Et à partir de ce moment-là, la chanson française a totalement cessé de m’intéresser. Les chanteurs français, ça n’existait plus, mis à part Jean-Louis Murat, qui curieusement, proposait à chaque fois quelque chose qui me semblait transversal et actuel. Moi-même dans ce dispositif-là, je ne m’intéressais plus. J’étais entièrement passionné par les questions qui traversaient les disciplines comme la danse contemporaine, le théâtre contemporain, la performance, il y avait quelque chose que je ne connaissais pas, et que j’ai essayé de comprendre en lisant, en faisant des stages : moi qui savais à peine arriver au piano et en repartir, j'ai fait des stages de danse contemporaine pour apprendre à me déplacer sur un plateau, j'ai fait des stages de danse buto…
À la suite de ça j’ai quand même sorti deux albums encore, en 2010 puis en 2011, et j’ai chanté pendant 10 semaines à Paris, mais c’était au mauvais moment, au mois de mai, où il y avait beaucoup de ponts, je n’ai pas eu beaucoup de public. Et puis je voyais que ça ne m’intéressait plus, que ce qu’on passait à la radio ne m’intéressait plus, je n’allais plus voir des chanteurs, et c’est donc tout naturellement que je me suis mis à écrire pour le théâtre.
Donc à partir de 2012, je ne me suis plus produit sur scène en tant que chanteur.
Mais je crois que si j’ai quitté la chanson, la chanson m’a quitté aussi. Il suffit d’arrêter pendant quatre ou cinq ans pour ne plus être repéré par les programmateurs.
Il a fallu qu'on me propose de rejouer en 2017 ou 2018 pour que je rechante. J'ai multiplié les collaborations et depuis cinq ans, je fais des spectacles avec les autres, très rarement tout seul, et sur des répertoires autres que le mien.
- Il faut aussi se montrer, rappeler qu’on existe, en étant présent notamment sur les réseaux sociaux ?
A. Klingler: Oui, et ça, je ne le fais pas vraiment. Ça ne m'intéresse pas du tout.
Je trouve l’auto-promotion ridicule. Ou alors il faut que ça soit fait génialement : comme mon ami Yves-Noël Genod, qui, de toute façon n'a plus rien à vendre depuis un moment : il tient sur Instagram un journal littéraire, et là, c'est passionnant, une œuvre d'art en soi.
- Il est plus facile de monter et vendre un spectacle de reprises finalement ?
A. Klingler: Je ne fais pas de spectacles de reprises, du moins je ne le vois pas ainsi.
- Il reste quand même des lieux pour la chanson (A tout bout de chant, la salle du Rancy pour parler de Lyon), tu n'as jamais travaillé avec un tourneur ?
A. Klingler: Si, mais cela n’a jamais été très concluant.
- Tu dis que tu abandonnes l’activité d’auteur-compositeur-interprète, que ça ne t'intéresse plus et pourtant, c'est à ce moment-là que tu sors le disque J’étais là avant, en piano-voix, où tu reprends une partie de ton répertoire…
A. Klingler: Oui, mais ce n'est pas moi qui l'ai décidé. C'est un ami, Sébastien Riou, qui est ingénieur du son, qui m'a dit «J'aimerais t'enregistrer tout seul au piano, c'est moi qui décide où et quand et c'est moi qui produis. » Donc j'ai dit oui. Et là, ça a été génial, on a été à la MC2 à Grenoble qui est une salle extraordinaire, un auditorium où les plus grands orchestres européens viennent enregistrer. Il y a une acoustique extraordinaire. Il y a là un des dix meilleurs pianos européens, un Steinway à queue. Nous avions trois après-midi et la gageure, c'était d'enregistrer live sans retouche. On faisait une à trois prises, et on a gardé les meilleures de ces trois après-midi de trois-quatre heures. C’était le choix de Sébastien Riou, qui est venu me chercher et c'était la première fois qu'on me proposait un truc pareil. Et cet album a eu trois clés dans Télérama, mais malheureusement l’article est tombé juste après mes dix semaines de concert à Paris. Donc, j'ai pris cet article comme un cadeau, mais un cadeau de rupture, un cadeau d'adieu. J'étais déjà parti ailleurs, je crois. Et je me suis mis à écrire du théâtre assez rapidement.
- On en vient à l’album ? Tu dis que tu l’as composé pendant le confinement. Est-ce que c’est ce qui t’a conduit à te recentrer sur toi ? Tu as toujours chanté l’intime, mais il me semble que là tu proposes de toi un portrait à la fois beaucoup plus ample, avec des facettes multiples, et aussi beaucoup plus précis ou référencé, sur les lieux, les circonstances, les événements, les rencontres.
A. Klingler: Je ne sais pas. Je ne me rends pas compte. Peut- être que c'est le fait de ne pas avoir écrit de chansons pendant sept ou huit ans. Peut-être que cela a convoqué d'autres choses. Pour la précision, je m'étais donné pour chaque chanson des contraintes d'écriture pour sortir de certains schémas qui étaient les miens : des contraintes de versification. Par exemple pour “L'Inconnu du lac”, écrire une chanson dans une forme assez classique.
- En alexandrins !
A. Klingler: Voilà ! D'autres chansons sont en octosyllabes. Je me suis fixé des contraintes formelles assez précises, sur la métrique, les rimes, le champ lexical, chose que je ne faisais pas toujours avant. J’avais une envie de forme. Et comme toujours quand j'écris une chanson, j’écris d’abord 20 à 30 pages. Et puis vient le moment où je vais composer la musique de ces textes, et là, ça se joue en trois ou quatre heures : je rassemble ces 20 ou 30 pages et je compose la chanson. Je fais une espèce de cut up à l'intérieur de ce que j'écris et ça devient la chanson. Un journaliste vient de me dire que mes chansons lui semblaient être un concentré de ce qui aurait pu devenir une nouvelle, c’est assez juste.
Donc, peut-être que la précision est dans la forme. Peut-être aussi que j'ai été moins nébuleux que par le passé sur certaines choses. C'est possible. Il y a des chansons qui sont volontairement un peu nébuleuses comme “Rêve d'ours”, mais “Rêve d'ours”, c'est un clin d'œil que je me suis fait : je me suis écrit le texte que Jean-Louis Murat aurait pu m'écrire si j’avais oser le lui demander. La contrainte, c'était de m'écrire une chanson à la Murat. Une chanson comme “Ton corps est mon décor”, c'est au contraire assez minimaliste, je choisis peu de mots. Il y a des chansons qui jouent avec l'idée de poésie, comme “Rêve d'ours” ou “L’anthropocène”, où je me permets de mettre des références à la poésie, au “coup de dé” de Mallarmé.
Je crois que je me suis mis à écrire dès le lendemain du début du confinement, pour ne pas déprimer à cause des annulations de dates. J’étais très concentré. Pendant trois mois, j’ai été dans un seul et même élan.
- Et les citations ? Elles sont très présentes sur les chansons.
A. Klingler: Il y a des phrases qui sont comme des viatiques que j'ai toujours avec moi. Par exemple, il y a une phrase de Lacan « Ne jamais céder sur son désir » : ça fait 30 ans que je pense à cette phrase et je ne suis pas sûr d'en avoir épuisé le sens. Une autre de Rimbaud : "J’ai seul la clef de cette parade sauvage", qui pourrait résumer toute l'œuvre de notre ami Jean-Louis, il me semble.
Suivant les époques de notre vie, nous ne sommes jamais au même endroit face à ces phrases-là, à ce qu’elles provoquent en nous - poétiquement.
Il y a aussi que j’adore l’idée du cut up. Et qu’il faut que les chansons soient faites de choses hétérogènes. C'est pour ça que je fais faire des arrangements par quelqu'un d'autre, il ne faut pas que ça soit moi tout seul. Il faut qu'il y ait sans arrêt d'autres couches qui soient ajoutées.
- C’est sans doute ce que faisait Murat aussi. Il faut qu’il y ait une forme de dialogue, dans tes chansons ?
A. Klingler: Oui. Peut- être aussi parce que j’ai fait les choses tout seul pendant longtemps et que je ne veux pas me contempler moi-même. Ce qui m'intéresse est ce qui se passe avec quelqu'un d'autre. D'ailleurs, c'est vraiment ce qui me frappe maintenant avec la scène, c'est que ça n'existe pas sans le spectateur. Ce qui sort sur scène ne peut sortir que parce qu'il y a un regard, des circonstances, une énergie que l’on ne peut pas convoquer tout seul.
C’est pour cela que j’insère des mots qui viennent d’autres, des citations. Ou des mots que l’on ne met jamais dans une chanson. Comme “l’anthropocène” par exemple ! Quand j'ai découvert ce mot-là, j'ai eu envie de le mettre dans une chanson, tout en me disant que normalement on ne fait pas cela, ce mot est trop compliqué pour une chanson. On dit aussi que dans une chanson il ne faut pas mettre des adverbes de trois syllabes. J'en ai donc inséré dans “La vie est chic par accident”.
D'ailleurs, en pensant à Murat, et au risque de me faire tuer par les fans, je dois dire que les albums qu'il a fait tout seul chez lui ne sont pas ceux que je préfère, comme Tristan. J'aime bien quand il y a les autres. Quand il y a le Delano, quand il y a Stéphane Belmondo sur “Le Mou du chat”, je trouve ça sublime, parce que je pense qu'il y a l'autre qui vient avec quelque chose, un souffle, un truc. L’apport des autres, c’est essentiel, la batterie de Stéphane, la basse de Fred, les claviers de Denis... Bien sûr, il y a des chansons qu'il a faites tout seul que je trouve indépassables, comme”La surnage dans les tourbillons d'un Steamer”. Parce que sur ce titre, c'est extrêmement radical et il ne peut le faire que tout seul. C’est la grâce d’un moment.
- L'homosexualité est beaucoup plus présente à la fois dans cet album - même si tu en parlais aussi dans les précédents, avec “Game Boy”, “Les maisons louées” par exemple - mais surtout dans ta communication sur les réseaux. Pourtant tu as dit aussi que tu n’aimais pas l’idée des revendications identitaires et des communautés ?
A. Klingler: On avait parlé de ça à propos de la question de savoir comment on est perçu en tant que fan de Murat dans la communauté gay. Or je ne sais pas ce qu’est la communauté gay, parce que je ne fais pas partie de la communauté gay. Et je ne me vis pas comme fan. Je ne fais partie d'aucune communauté. Il y a une boutade que j'aime bien, c'est « je ne suis pas gay, je suis triste ». Cela dit, je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup d'homosexuels dans les concerts de Murat.
- C’est-à-dire qu’il a eu mauvaise presse, suite à quelques propos polémiques !
A. Klingler: Et qui étaient parfois très drôles… Oui, il faisait régulièrement des bons mots sur tout, dans cette époque tiède et misérable. Mais Murat parlait aussi souvent d’un professeur qui lui avait tout appris, et qui était homosexuel.
Par rapport à l'homosexualité, j'en ai parlé dès mes premières chansons écrites en 1993, comme “Les maisons louées”, je les ai chantées dès mon premier spectacle. Je n'ai jamais fait mystère sur l'objet d'élection de mon désir.
- Ma question portait davantage sur la façon dont tu présentes cet album : dans les réseaux, tu multiplies les hashtags (dont #jeanlouismurat !), et beaucoup te rattachent à cette identité ou font signe vers cette “communauté”.
A. Klingler: Ah oui ? C'est mon attachée de presse qui m'a dit qu'il fallait que je fasse des hashtags ! Je suis très obéissant, en tout cas avec les attachées de presse, pour une fois que j'en ai une ! Il se trouve qu’il y a un auteur dont j'aime bien le livre, actuellement, Nicolas Chemla, et qui maîtrise assez bien Instagram, j'ai vu que c'était ce qu'il mettait en avant, parce que son personnage est homo, alors que son livre parle plutôt de l'abîme (c’est son titre, L’Abîme). Cela m’a amusé de reprendre un peu ces hashtags. Et puis parce que moi, je ne sais pas comment faire. Mais je ne revendique rien en particulier.
Je ne crois ni aux origines, ni aux identités, ni aux assignations. Je pense que nous sommes multiples. Ça serait terrible que d'être qu’une seule chose.
- Pour revenir à l’album : est-ce qu’il y a une continuité entre ton travail au théâtre et cet album ? Sur les questions de la mise en scène de soi, la vie privée et publique, l’image de l’artiste, ce qu’est un personnage ? Ce qu’est ton personnage à toi ? D’ailleurs j’ai été frappée de te voir jouer un rôle en tant que comédien dans Dalida sur le divan, avec tes bagues et tes bracelets, comme si entre ton personnage et toi la frontière était vraiment très poreuse.
A. Klingler: Dans le spectacle sur Dalida, je joue le rôle d'un psychanalyste, mais la plupart des phrases que je dis dans le spectacle, c'est moi qui les ai réécrites. Même si je sais que sur scène je joue un psychanalyste, je pars quand même d'une base, de mon moi scénique. Parce que j'ai tendance à penser que dès lors qu'on va sur une scène, du fait de ce cadre, on devient autre chose que soi, une part de soi qui n'est visible que sur une scène. Et je tiens à ce que la scène reste cet espace sacré afin que, justement, puisse y advenir autre chose. D'ailleurs, c'est ce qui me frappe toujours quand on enregistre sa voix : on a à faire avec cet autre en soi. Cette voix qu'on entend dans le casque et qui passe par un micro, qui passe donc par un média, c’est une part inconnue de soi. C’est ça que je trouve intéressant et qui est sûrement matière à art. D'ailleurs, Bergheaud l'avait bien compris puisque c'était Murat qui s'exprimait sur scène et qui empiétait peut-être parfois sur Bergheaud. Il a mis en scène un personnage. Il a joué avec, l’un nourrissant l’autre.
Quand on est sur une scène, dans cet espace de représentation, quelque chose se modifie en soi. On a rendez-vous avec cette chose-là uniquement dans les circonstances de ce moment-là. Et puis, c'est aussi la part rêvée de soi, c'est la part fantasmée de soi, etc. Et cette part-là, curieusement, c'est la part la plus intime, mais elle ne peut être révélée qu'à cet endroit-là, ou encore sur le divan d’un psychanalyste…. Ou dans une maison close peut-être.
Mais il y a sûrement quelque chose qui se joue là, entre les uns et les autres, d'une vérité à nu, si j'ose dire, mais aussi de la part des rêves et des fantasmes et des vérités de chacun.
En tout cas cette part autre, qu’on l’expérimente ou non, existe en chacun de nous. C’est pourquoi on peut choisir de s’exprimer sous un nom de scène pour mettre à l’extérieur cette créature : Bergheaud devient Murat, Monique Serf devient Barbara. Sébastien Vion, avec qui je chante “La vie est chic par accident”, devient sa propre créature, Corrine. Et n’allez pas l’interpeller ainsi dans la vraie vie ! Dans le disque, et quand il est DJ, il est “The man inside Corrine”.
- Pourquoi “Larbin de personne” (ta chanson sur Murat) n’est pas dans le disque ?
A. Klingler: Parce que j'ai fait l'album avec un garçon qui s'appelle Mathieu Geghre, qui en écoutant la chanson m’a dit qu’elle sortait de l’album. Peut-être qu’il trouvait que c’était une chanson de fan. Je le regrette un peu parce que j’adore cette chanson et il n’en existe qu’un enregistrement public. Quand je travaille avec les gens, ils ont carte blanche et donc si on me dit « cette chanson, on ne la retient pas », je n'insiste pas.
- Et le titre, 38 470 ? Ce code postal, alors que l’album n’est pas ancré en Isère ou dans le Vercors… S’il y a un lieu, c’est davantage Paris.
A. Klingler: Parce que c'est là où j'habite. C'est le code postal de mon village, j'ai écrit les chansons dans cette maison, nous avons pris la photo qui est devenu le visuel du disque dans un petit champ voisin un jour de promenade. Je voulais l'appeler Rêve d'ours au départ, qui est la chanson du confinement, avec l’image de la tanière, qui est aussi un hommage à Jim Harrison, et qui est muratienne… Mais 38 470, je me suis dit que c'était un titre à la Murat aussi, que Murat ne l'avait pas fait et qu'il risquait de le faire. Donc je l’ai fait. Avant qu’il ne le fasse !
- Tu donnes aussi le code postal d’Orcival dans “Larbin de personne”. Mais on perd l’écho puisque la chanson n’est pas sur le disque.
A. Klingler: Oui, c’est vrai. J’ai trouvé intéressant de mettre le code postal d’Orcival dans la chanson.
- En quoi te sens-tu ancré à la région grenobloise? On ne te soupçonne pas contemplatif, ou avide de sports de plein air?
A. Klingler: J’y ai rejoint celui avec qui je vis. Et je me suis infiniment attaché à ces champs de noyers, aux bêtes, à cet environnement où les hivers sont parfois un peu rudes. À ce silence, cet isolement.
- Tu nous as parlé de tes découvertes de chanteurs et chanteuses, quand tu étais adolescent. Tu ne mentionnes pas Murat, parce que tu l’as rencontré plus tard ? Cheyenne autumn date de 1989…
A. Klingler: En fait, la même disquaire qui m'a fait découvrir Guidoni m'a fait découvrir deux disques qui étaient sortis au même moment : un album de Nilda Fernandez, Entre Lyon et Barcelone, qui est très beau, et Cheyenne Autumn de Jean-Louis Murat. J'ai découvert Murat dès cet album et à partir de là, j'ai acheté tous ses disques. Je les écoutais en boucle. La première fois que je l'ai vu sur scène, c'était en 1993 pour la tournée filmée dans Mademoiselle Personne : j’ai reconnu des choses en voyant le film. Je l'ai vu à Marseille, à l'Espace Julien. C'était un spectacle très particulier parce qu'il y avait non seulement les chansons du nouvel album qui venait de sortir, mais aussi six nouvelles chansons, dont la reprise de “Au fin fond d’une contrée” d’Akhenaton, et “Verseau”, que j'adore : “C’est la courroie du temps qui se détend, je la retends…” Je découvrais tout ça. Il était avec plusieurs musiciens, six ou sept, je crois. Je le revois encore, il avait un très beau pull-over blanc. C’est donc la première fois que je l’ai vu sur scène et après j’ai tout écouté. Cheyenne Autumn, l'album suivant, Le Manteau de pluie... J’avais aussi la cassette avec le “Mendiant à Rio”, qui est sublime… À l'époque, il y avait de grandes interviews dans Les Inrockuptibles qui faisaient 15 pages. Tout ça était très nourrissant. Et après, la deuxième fois où je l'ai vu sur scène, c'est à l'Olympia pour la tournée Muragostang. Ensuite, je l'ai vu très régulièrement tous les ans ou tous les deux ans, ou parfois deux fois dans l'année. Au fil des ans, j’ai trouvé qu’il s’incarnait davantage, sa concentration, son magnétisme étaient impressionnants. La voix, de plus en plus belle.
- Tu as des souvenirs de concerts vraiment mémorables ?
A. Klingler: J’ai adoré l'Olympia avec Mustango. Je sais qu'il y a plein de gens qui disent que ce n'était pas un bon jour, moi j’ai trouvé ça extraordinaire. Il y a eu aussi un concert à Grenoble pour le lancement de la tournée de A bird on a poire, donc sans Jennifer Charles. Il sortait d’une semaine de résidence à Grenoble et il y a fait la première date. C'était énorme parce qu'il a chanté pratiquement toutes les chansons de l'album, plus d'autres nouvelles qu'il a enlevées dès la deuxième date. C'était un très beau concert… dans une salle où nous étions 150. J'ai aussi adoré La Cigale à l'époque de la sortie de l'album Lilith. Il avait fait durer le "Jaguar"… Extraordinaire. Je l’ai vu aussi la première fois où il a fait un spectacle en solo, en Suisse, dans un endroit qui s'appelle Le Cube. Là, on aurait dit une performance. Il était nimbé dans une espèce de brouillard, on ne le voyait pas beaucoup. A l’époque du Moujik, c’était très beau aussi. De toute façon, à chaque fois, c'était différent, il y avait toujours des montées, des moments incroyables… Il a fait un très beau spectacle aussi à Fontaine à l'époque de Grand Lièvre. “Qu’est-ce que ça veut dire”, sur la maladie de son père, c’était magnifique.
- Et toi qui es allé voir plein de gens dans leur loge, même Léo Ferré à 13 ans, tu hésitais à aller le voir, lui ?
A. Klingler: Pour Murat, oui, c'était plus compliqué. Parce que j'avais des échos sur son caractère, et comme j’aimais vraiment beaucoup son travail et que je l'aimais beaucoup, lui, je n'avais pas envie de vivre une mauvaise expérience. Je pense que j'aurais eu du mal à m'en remettre. Il y a aussi le fait que, pendant très longtemps, je suis allé voir les gens dans leur loge, j'ai rencontré beaucoup d'artistes qui étaient importants pour moi, j’ai vécu des moments inoubliables, comme avec Barbara, mais avec le temps, cela m’a passé, car je pense que ce n’est pas le meilleur moment pour rencontrer quelqu’un. Et, puis, aussi, avec l’expérience, je préfère rester à bonne distance de l’illusion…
Et finalement, je l'ai rencontré après le concert à la Marbrerie de Montreuil fin 2022, je suis allé le saluer pour lui dire que j’avais repris son "Jaguar" dans la compilation Aura aime Murat. Il a été d’une très grande gentillesse, et aussi, ça m’a frappé, d'une très grande douceur. Et puis, il m'a surtout dit qu'il serait là au concert de Clermont en juin [NDLR : le week-end Murat, yes sir!]. Je lui ai dit « Mais tu es au courant ? Tu sais qu'il y a un concert qui se prépare à Clermont-Ferrand ? » (parce que je crois que j'ai commencé par le vouvoyer, et après on s'est tutoyé). Et là, il a interpellé Fred Jimenez : « Fred, si les jeunes font un concert, on y va. » Fred a dit « Oui. » Et Murat a fait : « Oui, on y va, on viendra foutre le bordel ! » Je me suis dit : « Peut- être qu'ils vont nous faire les Rancheros ! » C'était étonnant.
- Toi qui es grand lecteur, tu suivais ses conseils de lecture ?
A. Klingler: Oui, je lui en demandais. C'est-à-dire que quand il y avait Libération qui disait « On va interviewer Jean-Louis Murat. Avez-vous des questions pour lui ? » J'envoyais ma question et il répondait.
Il m'a fait découvrir un texte de Hofmannsthal, la Lettre de Lord Chandos. Il parlait de Proust, mais je connaissais déjà.
- Ton album de cœur, c'est Lilith, je suppose ?
A. Klingler: J'aime énormément Lilith. Je l’ai beaucoup écouté à sa sortie parce qu'il y avait le "Jaguar" et puis "Un revolver nommé désir", et "Se mettre aux anges", aussi… J’ai beaucoup aimé Dolores, et Le Moujik aussi… Parfum d'acacia... Il y a eu toute une période où je plongeais vraiment dans ces disques-là, dans une très grande concentration. Mais j’aime les derniers aussi… C'est difficile pour moi d’en isoler dans la discographie, parce que, dans un album, il y a peut-être trois chansons que j'adore vraiment. Et puis il a eu tellement de périodes... C'est comme un peintre, en fait.
Je pense que lui aussi se donnait des contraintes d'écriture, des contraintes d'enregistrement, qui sont un peu comme les stratégies obliques de Brian Eno. C'est-à-dire que ça amène une autre manière de créer. Je ne sais pas s’il y a un équivalent, à part peut-être Bowie. Si tu lis Rainbow Man de Jérôme Soligny, une biographie en deux tomes de 1000 pages chacun, tu verras tous ses albums, ses concerts, racontés par chacun des protagonistes, disséqués. Et tu te rends compte que Bowie ne s’arrêtait jamais, parfois il terminait une tournée le vendredi et le lundi, il entrait en studio avec un nouveau projet. Chez Murat, il y a ça aussi et je trouve que c'est fascinant. J'espère qu'on aura un jour accès à tout ce qui dort chez lui… Même aux écrits, au journal : si c'est un journal à la Philippe Muray, on va pouvoir s’amuser un peu !
- Autre question rituelle : tes trois chansons préférées ?
A. Klingler: “Les jours du Jaguar” étant indépassables… j'aime beaucoup “Ami, amour, amant”. Je trouve que c'est sublime. “Accueille-moi paysage”, c'est sublime. “Aimer”, c'est sublime. J'adore “La lune est rousse dans la baie de Cabourg”... “Le Venin”, c'est quand même très, très beau. “Tout est dit”, c'est très simple, magnifique. “La pharmacienne d'Yvetot”, très beau. C'est difficile d'en choisir trois ! J'adore “Qu'est- ce que ça veut dire ? “... “Plus vu de femmes” aussi, et “Le chemin des poneys” me fracasse. "Perce Neige". "Sweet Lorraine". "Si je m'attendais". "Je me souviens"…
- Qu'est-ce que tu apprends quand tu reprends et réinterprètes une chanson ?
A. Klingler: Est-ce que j'apprends une chose? Je ne sais pas… Ce qui est intéressant pour moi, pour l’amener à moi, pour pouvoir la chanter, c’est qu’il faut que je trouve son secret. De trouver à l'intérieur de la chanson un point à partir duquel je vais pouvoir déployer quelque chose. Bien sûr qu'on apprend des choses parfois, mais ça ne nous sert pas. Moi, je croyais à un moment qu'apprendre une grille d'accords qui ne me serait pas du tout familière, ça m'aiderait : eh bien non, pas du tout. Ce sont vraiment des mondes étanches. J’apprends juste en tant qu'interprète : je pense que je suis un peu plus interprète que je ne l'étais avant. En chantant les chansons des autres, je deviens traducteur d'un secret, de ce que la chanson livre, en passant à travers moi... J’apprends aussi en me confrontant à ce qu’un autre a déposé dans cette chanson-là. Mais je ne la dissèque pas : je la laisse dans sa nébuleuse et dans son secret et je tiens à ce que ça demeure opaque. Je ne tiens pas à qu'on m'explique “Les jours du Jaguar”, je tiens à ce qu'elle me reste toujours énigmatique. “Rendre l'âme”, à chaque fois que je vais la chanter, je veux être surpris.
Dans le spectacle que je fais avec Hélène Gratet, Si en plus il n'y a personne, nous n’avons que des chansons immenses, écrites par Léo Ferré, Thiéfaine, Murat, Barbara, Dominique A… À chaque fois que je commence une de ces chansons, je me demande comment je vais pouvoir y arriver, et à chaque fois, le chemin m'amène à un autre endroit. C'est toujours surprenant car que je crois que ce sont des chansons alchimiques, nouvelles à chaque fois. Peut-être que trouver leur secret, c’est achopper sur un endroit d’où on peut relancer le désir, finalement. La question du désir est centrale à nos vies, il y a là un endroit qui permet de relancer la machine.
- Et dans ces spectacles de reprise, il y a le désir de transmettre aussi ?
A. Klingler: Pour les spectacles que nous faisons avec Hélène, oui, tout à fait. Ce sont des spectacles de transmission. Nous partons évangéliser les foules !
Pareil pour le spectacle que je vais créer à Avignon l’été prochain, sur Christian Bobin et Allain Leprest.
- Bobin et Leprest : quel est le point de rencontre entre les deux ?
A. Klingler: C’est moi ! J’adore les deux, j’ai eu la chance de connaître un peu Allain Leprest, et Bobin c’est une grande histoire finalement aussi. J’avais depuis longtemps envie de faire un spectacle sur Bobin, je voulais mettre des textes de lui dans le spectacle avec Hélène. Et tout à coup je me suis dit que j’allais faire comme l’exposition Beckett / Giacometti, rassembler deux œuvres et les mettre en regard. À partir du moment où j’ai décidé cela, tout s’est éclairé. Ces deux créateurs viennent du milieu ouvrier, les deux se sont enracinés dans un endroit, et à partir de cet endroit ont témoigné du monde : Bobin n’a pas quitté le Creusot et finalement son œuvre s’adresse au monde entier. Il lui suffisait de prendre un train pour Paris, d’arriver sur le quai pour tout comprendre en une seconde de la modernité, de la folie qui y règne. Leprest, lui, quand il n’était pas en tournée, était à Ivry, dans son bar, avec les discussions des parleurs de comptoir, qui étaient sa prise directe sur la vie, sur le monde. Les deux ont aussi beaucoup parlé de l’enfance. L’un est athée, l’autre croyant, mais chez les deux, ces questions métaphysiques reviennent tout le temps… La vie et la mort !
Il y aura des textes de Bobin, et une dizaine de chansons de Leprest. Sur Bobin, je voudrais sortir du cliché qui fait qu’on le voit comme un écrivain mièvre. Quand on le lit vraiment, on voit une forme de radicalité, c’est quelqu’un qui ne cède jamais sur son désir. J’ai très envie de faire ressortir cela, d’amener le spectacle vers l’ombre et la lumière. On revient à Nicolas Chemla !
Et puis chanter les chansons de Leprest, qui était un grand interprète, qui les a marquées énormément de son empreinte, de sa voix, et qui a été aussi chanté par d'autres… Il faut trouver son chemin là-dedans et c’est passionnant.
-Tu as envisagé un spectacle sur Murat ?
A. Klingler: J’y pense. Ce serait une proposition littéraire et musicale. Une sorte de constellation Murat. Il faudrait que je monte ce projet avec un.e autre artiste afin que cela soit ouvert.
Merci Alain!
Cette interview d'oct-nov. 2023 a été préparée par Florence et Pierrot, débutée par mail (première réponse), puis poursuivie lors d'un rendez-vous parisien avec Florence en octobre 2023. Alain Klingler a retravaillé et élagué ensuite la retranscription.
Nouvel album 38470, à se procurer là ou ici
Bandcamp d'Alain
Nouveau spectacle, cet été en Avignon, Festival off.
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LES SOUVENIRS EN PLUS
Je ne connaissais pas Alain Klingler avant de découvrir son nom parmi les artistes ayant choisi une chanson de Murat dans le livre de Baptiste Vignol "le Top 100 des chansons que l'on devrait tous connaître par cœur, lui par contre lisait le blog (on a vu ci-dessus comme Jean-Louis a été important pour lui). Quelques temps plus tard, je le voyais pour la première fois en concert, où il m'offrait :
Quelques années plus tard, il gravera cette version sur AuRA aime Murat :
J'ai assisté une ou plusieurs fois à chacun de ses spectacles : Le cabaret des Garcons d'honneur - avec "Le lien défait", "Amor sulfurosa 15 ch", avec "Se mettre aux anges" je crois - , Dalida sur le divan, toujours avec Lionel Damei, et, avec Hélène Gratet, Chansons d'écrivains, puis Et si jamais il n'y a personne... avec "Rendre l'âme" dont il parle dans l'interview. Toujours des excellents moments entre grandes chansons, perles à découvrir, émotions et rire... et, donc, très souvent du Murat... jusqu'à ce que je vous propose de le découvrir "en vrai" à Clermont, au Fotomat, en juin dernier (ça a été une grande joie pour moi d'avoir vos retours positifs). Le voir prendre son cahier pour suivre la conférence de Pascal Torrin est une des nombreuses images de ces deux jours gravées dans ma mémoire, comme ses quelques mots avant de chanter "Larbin de personne". On retrouvera des vidéos de tout ceci sur ma chaine youtube.
On se quitte non sans que j'aie pris mon petit plaisir, toujours renouvelé, ma chanson préférée, à laquelle on a eu droit le 23 juin au Fotomat (qu'on pourra aussi écouter version piano ici) :