It's not a kind of Magic, it's MAGIC! (Numéro 171, Avril)
Publié le 27 Avril 2013
Et bien, j'avais au programme de la journée de mettre en ligne les scans des pages consacrées à Murat dans le numéro du mois dernier de MAGIC (le numéro de MAI venant de sortir), et voilà que je découvre que l'interview a été mise en ligne, la chronique du disque se trouvait déjà sur le site depuis quelques semaines. Merci, ça va aller plus vite.
- L'interview par Renaud Paulik
Interroger Jean-Louis Murat en Auvergne, sur les rives d’un lac gelé, est un moment rare. Descendu de la ferme où il réside et a enregistré seul l’un de ses albums les plus bouleversants, Toboggan, ce grand homme mal dans son époque se montre fidèle à lui-même : indomptable comme le Crazy Horse de Neil Young qu’il aime tant. [Interview Renaud Paulik].
Nous nous étions rencontrés il y a quelques années à Paris, lors d’un concert de Vic Chesnutt. Comme lui, tu sembles avoir opté pour la guitare nylon, le dépouillement, une poésie chagrine et imagée.
Je n’écoute pas la musique de Vic Chesnutt tous les jours, mais instinctivement, c’est ce que j’aime. Je l’ai vu un paquet de fois. J’ai tout ce qu’il a pu faire depuis ses débuts et je me suis toujours senti assez proche de lui, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs. Il allait déjà vraiment mal lors de son dernier concert à Clermont-Ferrand. Pourtant, c’était sensationnel. Il a terminé par une chanson des Stones en rappel. Les deux tiers des “musicologues” clermontois présents ce soir-là ont quitté la salle pendant le spectacle. Une vraie catastrophe ! C’est mon dernier souvenir de Vic Chesnutt, et cela renforce mes énervements (pour ne pas dire plus) à l’égard de Clermont.
Et à propos de la guitare ?
Oui, une guitare nylon. Je n’ai utilisé qu’une seule guitare sur Toboggan, c’était le principe de base.
Ce minimalisme fait également penser à Robert Wyatt.
Ce n’était pas du tout pour faire minimal. Je n’aime pas trop ça, le minimalisme. Mieux vaut s’en méfier. Les talibans sont pour le minimalisme par exemple, il faut faire attention.
Tu avais déclaré ne plus vouloir enregistrer de disque assis. Dans quelles conditions as-tu créé cet album ?
J’ai dit ça ? Souvent, pour meubler en interview, je dis une chose et son contraire. C’est le seul moyen de révolte qui me reste, la contradiction. Je la surutilise, c’est un grain de sable dans la machine qui laisse tout le monde comme deux ronds de flanc. Je le fais même à la maison, j’aime beaucoup. Avec moi, ça marche comme ça : il faut faire chier. Depuis que le monde est entièrement libéral, il n’y a plus de contradiction – ça doit dater de la chute de l’URSS comme disent les intellos.
En parlant d’URSS et d’esprit de révolte, tu cites Kropotkine (ndlr. écrivain russe anarchiste, auteur de L’Esprit De Révolte, 1881) dans la chanson Voodoo Simple.
Oui, je lisais ça. C’est nul d’ailleurs, juste un joli nom : Pierre Kropotkine. Sur mon bureau, j’ai aussi son livre La Morale Anarchiste (1889), qui est terrifiant de connerie. L’anarchie s’est pourtant beaucoup appuyée là-dessus. Kropotkine s’essaie parfois à démontrer les preuves scientifiques de l’existence d’un comportement anarchiste, mais il n’y a pas un truc qui tient, c’est archinul.
DÉDOUBLER
À l’exception du single Over And Over, Toboggan donne le sentiment d’être une œuvre intime, à défaut d’être minimaliste. Comment vas-tu la faire vivre en concert ? Et d’ailleurs, que penses-tu des artistes qui donnent des relectures acoustiques de leurs chansons sur le Web ?
Ah bon, certains font ça ? C’est pathétique. Je ne le ferai jamais. Pour le live, en période de crise, les choix esthétiques sont dictés par l’économie : nous ne serons que deux, un batteur percussionniste et moi. Moins de technique, moins de musiciens, sinon, on ne tourne pas. Aujourd’hui, les mecs qui n’arrivent plus à remplir de grandes salles te disent qu’ils veulent être proches des gens et ne faire que des petites salles… Ça fait rire tout le monde dans le business. Pour mentir, les artistes sont les champions. Dans le genre, ce sont même les pires.
Finalement, tu as des valeurs qu’on ne retrouve pas beaucoup ailleurs.
C’est gentil, mais c’est dur de parler de soi. J’ai deux noms, deux identités, et je ne sais même pas si c’est Bergheaud (ndlr. son nom à l’état civil) ou Murat qui te parle… Cela dit, je joue beaucoup là-dessus.
D’où la forme choisie du dialogue sur Amour N’Est Pas Querelle ?
Oui. Murat n’est pas un mec que j’apprécie vraiment. Amour N’est Pas Querelle, c’est Bergheaud qui parle à Murat et qui lui dit : “Toi, tu me gonfles…”
Qu’est-ce que Bergheaud reproche principalement à Murat ?
Le problème, ce sont tous les effets secondaires, comme avoir un mal fou à s’insérer dans le circuit actuel, dans tout ce qui nous est présenté. Toi aussi, tu dois ressentir ça en écrivant. Comme on ne nous intègre pas, on se retrouve un peu… désintégrés. Ma réponse consiste à me dédoubler, et c’est assez pratique. Aujourd’hui, la crise est une crise de l’écoute, de l’attention : les gens sont inattentifs et ont des écoutes qui ne dépassent pas les trente secondes, alors que j’essaie de fabriquer quelque chose qui demande de l’attention. Cela me perturbe énormément. Il y a pire comme situation, mais je ressens cela assez fortement. Tiens, quand on voit Stéphane Hessel dans le journal (ndlr. l’interview a eu lieu le 28 février, au lendemain de son décès), on le présente comme un dinosaure, et c’est terrifiant, typiquement nostalgique : des types comme lui, il devrait en exister des milliers aujourd’hui.
C’est ce sentiment d’être isolé et mal dans son époque dont il est question dans la chanson Robinson ?
C’est surtout un problème pour les enfants. J’ai des enfants et des petits-enfants, et j’en parle beaucoup avec eux. C’est difficile de se situer. Quoi leur dire ? “Apprends à t’orienter de nuit, apprends à t’orienter de jour…” Mon petit, à cinq ans, il parle déjà de gravité. Il a bien repéré que c’était dans la chanson, qu’il faut s’amuser, mais ne pas être trop léger, ne pas trop se distraire. En sachant que c’est un combat perdu d’avance… Robinson relate le moment où ça part complètement en couilles, à la toute fin. L’apocalypse des animaux, le toboggan de Toy Story 3 : les jouets, eux aussi, terminent au four crématoire.
Il y a d’ailleurs beaucoup d’animaux sur le disque.
Oui, c’est le fait d’habiter ici. Tous les matins, je pars pendant une heure, en raquettes ou à pieds. Je croise des biches, des sangliers, des renards. Je vois plus d’animaux que d’humains. C’est naturel de les retrouver sur le disque.
Que lisais-tu au moment de l’écriture ?
Je me suis fait Camus. Je ne connaissais pas et j’ai lu un paquet de trucs. L’Homme Révolté (1951), par exemple, m’a beaucoup influencé. Il y a une façon d’interpréter mon disque qui doit trouver sa place dans ce livre-là. Ce n’est pas le chef-d’œuvre qu’on dit, mais c’est quand même vachement bien.
Nous nous étions rencontrés il y a quelques années à Paris, lors d’un concert de Vic Chesnutt. Comme lui, tu sembles avoir opté pour la guitare nylon, le dépouillement, une poésie chagrine et imagée.
Je n’écoute pas la musique de Vic Chesnutt tous les jours, mais instinctivement, c’est ce que j’aime. Je l’ai vu un paquet de fois. J’ai tout ce qu’il a pu faire depuis ses débuts et je me suis toujours senti assez proche de lui, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs. Il allait déjà vraiment mal lors de son dernier concert à Clermont-Ferrand. Pourtant, c’était sensationnel. Il a terminé par une chanson des Stones en rappel. Les deux tiers des “musicologues” clermontois présents ce soir-là ont quitté la salle pendant le spectacle. Une vraie catastrophe ! C’est mon dernier souvenir de Vic Chesnutt, et cela renforce mes énervements (pour ne pas dire plus) à l’égard de Clermont.
Et à propos de la guitare ?
Oui, une guitare nylon. Je n’ai utilisé qu’une seule guitare sur Toboggan, c’était le principe de base.
Ce minimalisme fait également penser à Robert Wyatt.
Ce n’était pas du tout pour faire minimal. Je n’aime pas trop ça, le minimalisme. Mieux vaut s’en méfier. Les talibans sont pour le minimalisme par exemple, il faut faire attention.
Tu avais déclaré ne plus vouloir enregistrer de disque assis. Dans quelles conditions as-tu créé cet album ?
J’ai dit ça ? Souvent, pour meubler en interview, je dis une chose et son contraire. C’est le seul moyen de révolte qui me reste, la contradiction. Je la surutilise, c’est un grain de sable dans la machine qui laisse tout le monde comme deux ronds de flanc. Je le fais même à la maison, j’aime beaucoup. Avec moi, ça marche comme ça : il faut faire chier. Depuis que le monde est entièrement libéral, il n’y a plus de contradiction – ça doit dater de la chute de l’URSS comme disent les intellos.
En parlant d’URSS et d’esprit de révolte, tu cites Kropotkine (ndlr. écrivain russe anarchiste, auteur de L’Esprit De Révolte, 1881) dans la chanson Voodoo Simple.
Oui, je lisais ça. C’est nul d’ailleurs, juste un joli nom : Pierre Kropotkine. Sur mon bureau, j’ai aussi son livre La Morale Anarchiste (1889), qui est terrifiant de connerie. L’anarchie s’est pourtant beaucoup appuyée là-dessus. Kropotkine s’essaie parfois à démontrer les preuves scientifiques de l’existence d’un comportement anarchiste, mais il n’y a pas un truc qui tient, c’est archinul.
DÉDOUBLER
À l’exception du single Over And Over, Toboggan donne le sentiment d’être une œuvre intime, à défaut d’être minimaliste. Comment vas-tu la faire vivre en concert ? Et d’ailleurs, que penses-tu des artistes qui donnent des relectures acoustiques de leurs chansons sur le Web ?
Ah bon, certains font ça ? C’est pathétique. Je ne le ferai jamais. Pour le live, en période de crise, les choix esthétiques sont dictés par l’économie : nous ne serons que deux, un batteur percussionniste et moi. Moins de technique, moins de musiciens, sinon, on ne tourne pas. Aujourd’hui, les mecs qui n’arrivent plus à remplir de grandes salles te disent qu’ils veulent être proches des gens et ne faire que des petites salles… Ça fait rire tout le monde dans le business. Pour mentir, les artistes sont les champions. Dans le genre, ce sont même les pires.
Finalement, tu as des valeurs qu’on ne retrouve pas beaucoup ailleurs.
C’est gentil, mais c’est dur de parler de soi. J’ai deux noms, deux identités, et je ne sais même pas si c’est Bergheaud (ndlr. son nom à l’état civil) ou Murat qui te parle… Cela dit, je joue beaucoup là-dessus.
D’où la forme choisie du dialogue sur Amour N’Est Pas Querelle ?
Oui. Murat n’est pas un mec que j’apprécie vraiment. Amour N’est Pas Querelle, c’est Bergheaud qui parle à Murat et qui lui dit : “Toi, tu me gonfles…”
Qu’est-ce que Bergheaud reproche principalement à Murat ?
Le problème, ce sont tous les effets secondaires, comme avoir un mal fou à s’insérer dans le circuit actuel, dans tout ce qui nous est présenté. Toi aussi, tu dois ressentir ça en écrivant. Comme on ne nous intègre pas, on se retrouve un peu… désintégrés. Ma réponse consiste à me dédoubler, et c’est assez pratique. Aujourd’hui, la crise est une crise de l’écoute, de l’attention : les gens sont inattentifs et ont des écoutes qui ne dépassent pas les trente secondes, alors que j’essaie de fabriquer quelque chose qui demande de l’attention. Cela me perturbe énormément. Il y a pire comme situation, mais je ressens cela assez fortement. Tiens, quand on voit Stéphane Hessel dans le journal (ndlr. l’interview a eu lieu le 28 février, au lendemain de son décès), on le présente comme un dinosaure, et c’est terrifiant, typiquement nostalgique : des types comme lui, il devrait en exister des milliers aujourd’hui.
C’est ce sentiment d’être isolé et mal dans son époque dont il est question dans la chanson Robinson ?
C’est surtout un problème pour les enfants. J’ai des enfants et des petits-enfants, et j’en parle beaucoup avec eux. C’est difficile de se situer. Quoi leur dire ? “Apprends à t’orienter de nuit, apprends à t’orienter de jour…” Mon petit, à cinq ans, il parle déjà de gravité. Il a bien repéré que c’était dans la chanson, qu’il faut s’amuser, mais ne pas être trop léger, ne pas trop se distraire. En sachant que c’est un combat perdu d’avance… Robinson relate le moment où ça part complètement en couilles, à la toute fin. L’apocalypse des animaux, le toboggan de Toy Story 3 : les jouets, eux aussi, terminent au four crématoire.
Il y a d’ailleurs beaucoup d’animaux sur le disque.
Oui, c’est le fait d’habiter ici. Tous les matins, je pars pendant une heure, en raquettes ou à pieds. Je croise des biches, des sangliers, des renards. Je vois plus d’animaux que d’humains. C’est naturel de les retrouver sur le disque.
Que lisais-tu au moment de l’écriture ?
Je me suis fait Camus. Je ne connaissais pas et j’ai lu un paquet de trucs. L’Homme Révolté (1951), par exemple, m’a beaucoup influencé. Il y a une façon d’interpréter mon disque qui doit trouver sa place dans ce livre-là. Ce n’est pas le chef-d’œuvre qu’on dit, mais c’est quand même vachement bien.
Tout ça rejoint Kropotkine et le sentiment de révolte.
Oui, encore que la dénonciation de l’anarchie, on la retrouve chez Camus. Il démonte très bien les absolutistes : hors de la terre, point de salut. Du style : “Les gars, vous n’allez pas commencer à imaginer je ne sais quoi, ça finit toujours en catastrophe.” Il est pas mal ce Camus. C’était un queutard fini, un genre de DSK. Il a eu du bol. S’il y avait eu les féministes à l’époque, il n’aurait jamais pu écrire tout ça. J’y pensais encore ce matin. Selon moi, DSK est la dernière créature en date la plus achevée du féminisme. Vivement le prochain, qu’on rigole.
Pour rester dans le domaine de la chose écrite, 1451 (2005) sera-t-elle ta seule publication ?
Ce livre n’a intéressé personne, tu es bien le premier à m’en parler. Je pense même que les deux cents personnes qui l’ont acheté ne l’ont jamais lu. C’est mon travers numéro un : écrire de la poésie. Mes héritiers vont halluciner, je vais laisser des centaines de milliers de poèmes derrière moi. Je ne sais pas ce qu’ils vont en faire. J’espère qu’ils mettront tout au feu. Depuis l’adolescence, je passe rarement une journée sans écrire sous une forme poétique. J’étais de ces mecs chiants qui écrivent des poèmes aux filles, toujours un peu décalés. Pour moi, tomber une fille, c’était lui écrire un super beau poème. J’en suis resté à ça.
Toboggan, c’est cela aussi, non ?
Il n’y a pas beaucoup d’amour et de sexe dans Toboggan. Maintenant que mes enfants écoutent mes chansons, ils n’arrêtent pas de me poser des questions : “Dis papa, ça veut dire quoi « Enfonce-moi dans l’édifice »” ? Il m’est arrivé d’être obligé de répondre à des trucs, je ne savais pas quoi dire. J’ai donc viré toute allusion sexuelle.
Je pensais davantage aux sentiments et aux difficultés inhérentes.
Je n’aime plus trop m’appesantir là-dessus. Je l’ai beaucoup fait avec Dolorès (1996). Je préfère monter le niveau à chaque fois et rester sur les désaccords entre nous et notre nature, nous et nos idéaux. Le couple est devenu une sorte de bombe à retardement dont on augmente tous les jours la charge explosive avec des problèmes non réglés supplémentaires, des conflits qu’on a avec nous-mêmes, la famille, les parents, l’endroit où l’on vit, notre langue, nos idées surnaturelles. Écrire des chansons sur la bombinette qu’est chaque histoire d’amour, je l’ai tellement fait.
Aujourd’hui, s’agirait-il plus d’une difficulté à s’aimer soi-même ?
Oui, j’en suis plus là. J’ai un tel ego qu’après m’être ainsi divisé entre Murat et Bergheaud, j’en suis à comprendre pourquoi je n’arrive pas à marier les deux. Le mariage pour tous m’aidera peut-être. En attendant, j’ai un peu de difficulté.
SAINT-NECTAIRE
Ressens-tu une filiation avec des artistes comme Arlt ou Bertrand Belin ?
C’est un peu craignos ce que je vais dire, mais je n’écoute pas de chanson française. La vie est trop courte. Soit j’écris mes morceaux, soit je lis. Le gars à la ferme en dessous de chez moi, il fabrique du Saint-Nectaire. Or, il ne va pas connaître les trois cent soixante fromages de France et bouffer un matin du Reblochon et le soir je ne sais pas quelle autre variété. Tu vois ce que je veux dire ? Moi aussi je fais du Saint-Nectaire.
Quel rapport entretiens-tu avec la religion ? Es-tu un agneau de Dieu ou son pire ennemi ?
Aucun des deux. S’il existe, je pense que c’est quelqu’un de bien esquinté, comme le pape-là, Benoît XVI le dégonflé. M’enfin, un pape, ça meurt sur la croix ! Molière est mort sur scène et Keith Richards mourra électrocuté, c’est quoi cette connerie pour un pape d’aller finir dans une maison de retraite ? C’est la fin des valeurs. Je ne suis pas religieux pour deux ronds, mais j’ai le sens du sacré. Si je vois une croix à terre, je la redresse. Je respecte ce en quoi croyaient les ancêtres, en considérant bien que ce qui m’a fait, ce sont quand même des monceaux de cadavres. Il y a dans ma famille un héros de 14-18, et comme j’étais le premier garçon à arriver dans la lignée, on m’a donné son nom. Chez moi, j’ai toutes ses décorations, et sur le monument aux morts, je vois mon nom. J’ai toujours vécu les choses ainsi : je suis mort en 1918. Ça participe beaucoup au côté énervant et amusant que je peux avoir. Avoir un nom qui n’est pas le mien, c’est très étrange. Du coup, j’en ai pris un autre, mais qui ne me convient pas non plus. On ne s’en sort pas…
Sans pouvoir l’expliquer, “Miss Popeline, mazette, mais moi j’existe aussi” est un vers qui m’obsède…
“Miss Popeline, mazette”, c’est justement l’idée que Dieu est une femme – ce que je pense – et qu’elle est nymphomane, à poil sous son manteau de popeline. Dieu est une femme folle… J’ai une chanson (jamais enregistrée) qui s’appelle comme ça. Une femme dingue qui a fait démissionner le pape et ruiné la carrière de DSK !
En parlant de femme, pourquoi Jeanne Moreau n’a-t-elle jamais enregistré L’Irrégulière, cette magnifique chanson que tu avais composée pour elle ?
Elle est très gentille mais un peu dingue. Vraiment.
Certains titres de Toboggan sont-ils chantés du point de vue d’une femme ?
Non. (Il réfléchit.) Cela dit, Over And Over pourrait être chanté par une femme. Je n’ai pas pratiqué l’exercice depuis un bon moment, et je suis toujours en quête d’une nana qui veuille bien enregistrer un disque que j’écrirais pour elle. J’ai essayé avec Jeanne Cherhal et d’autres, mais ça n’a pas marché. Ce concept n’intéresse pas les filles – elles doivent le trouver très macho, je pense.
Sur Over And Over justement, Robi fait les chœurs. As-tu été attiré par son univers ?
Non, c’est beaucoup plus simple que cela. Elle est passée une semaine cet été avec son mec (ndlr. Frank Loriou, manager de Robi, photographe et graphiste responsable de la pochette de Toboggan), on a bien rigolé, elle est très sympa et je lui ai proposé de chanter sur le disque.
Sur la pochette justement, tu poses à vélo. Toujours amoureux de la petite reine ?
Cette photo est due au hasard, on n’avait pas du tout prévu ça. Je faisais du vélo sur le chemin et Frank m’a dit : “Arrête-toi, c’est super là.” Puis il a fait trois ou quatre photos avec son petit appareil russe ou je sais pas quoi. Mais ce n’est pas un hommage au vélo. Si tu regardes bien, j’ai des galoches aux pieds. D’ailleurs, j’étais furieux, je ne voulais pas faire de photo pour la pochette.
Tout est beaucoup plus instinctif qu’on peut l’imaginer finalement ?
Ah ça, c’est sûr, si tu me voyais fonctionner quelques jours, tu verrais que je ne réfléchis pas beaucoup. On me le reproche souvent d’ailleurs. Mais je prends un malin plaisir à ne pas du tout réfléchir : je pense à autre chose. Du coup, j’ai une carrière qui n’en est pas une. En fait, ça me va comme ça.
À part peut-être musicalement, tu es un type assez rock’n’roll !
Non, ne dis pas ça, je le prends comme une insulte. Non, non et non. Pour moi, ce qu’on voudrait bien appeler le rock’n’roll, c’est la musique des gens mal élevés. Or, elle n’existe plus car il n’y a plus que des gens bien élevés qui en font. En revanche, si tu le dis dans ce sens-là, avec ce côté mal élevé, alors oui, j’adore me comporter en salopard (même si je fais gaffe avec les enfants parce que ça déteint sur eux après). La société, les médias, le pouvoir, toute cette orgie continuelle inclinent à la censure idéologique. Si tu veux passer sous les fourches caudines du commerce et faire des disques, il faut que tu sois bien élevé, ou du moins, que tu en donnes toutes les apparences. Il ne s’agit pas pour moi de cultiver le côté mal élevé, mais on a quand même encore le droit de ne pas être d’accord. Voilà pourquoi je fais des disques, parce que je ne suis pas d’accord au sens musical. Je suis là pour faire tache : dès que l’on me met dans une symphonie, je donne la mauvaise note qui ruine l’ensemble. Pour faire du rock, il faut être mal élevé et se défoncer. J’en connais un paquet aujourd’hui qui se présentent comme des rockers alors que ce sont tous des fils de bourges, et aucun ne se défonce. Si tu enlèves la dope dans le jazz, il n’y a pas de jazz. Pareil pour le rock. Si les Beatles ont été bons quelque temps, c’est juste parce que Dylan leur a fait fumer de l’herbe.
Justement, dans le diptyque Extraordinaire Voodoo/Voodoo Simple, tu évoques l’alcool. Est-ce une aide à la création ?
Non, mais nous sommes des êtres extraordinaires, nous devons rechercher. Comme un vaudou, quoi. On doit quitter notre enveloppe, devenir autre chose, être des partants, des revenants, ne pas avoir de domicile fixe. Je raconte des choses que j’ai pu connaître ou pas, du vaudou extraordinaire au vaudou simple qui te tue. Il faut accepter de se faire marabouter par la vie, par son autre identité, par la musique. J’écris toujours en état extraordinaire. Je n’ai jamais écrit une chanson claire, jamais, même si je suis obligé de trouver quelque chose de vrai, qui ait du sens pour moi. Finalement, tu fais le vide autour de toi. Les gens me voient courir après un train et je leur réponds que je cours après un train que je ne veux pas prendre… J’ai prévenu les personnes de la tournée : “Comme nous n’attendons rien, nous serons bien servis.”
Il n’y aura donc pas de claviers sur les prochains concerts, pourtant Toboggan en est gorgé.
Sur le disque, c’est moi qui fais les claviers, ils ne sont pas étouffe-chrétiens. Mais sur scène, non, pas de claviers, juste le batteur Stéphane Reynaud et moi. La dernière tournée, on l’a finie dans cette formule, pour des raisons économiques. Ça conditionne beaucoup la musique, c’est même le cœur du sujet : tous ces fils de bourges qui ont un job à côté et qui font de la musique chez eux avec leur Pro-Tools ont un déficit d’ambition. Ils n’abordent jamais la contradiction, ils ne se révoltent pas. C’est de la musique de prêtres ! Il y a là une forme qui a été vidée de toute revendication. Obama, tous les matins, il écoute Gil Scott-Heron. Pigasse, le mec des Inrocks, tous les matins, il écoute The Clash. Si les oppresseurs n’écoutent que la musique des opprimés, les oppresseurs récupèrent toute la mise, et on ne sait plus où se mettre, nous, tu vois ?
Très bien.
Dans le disque, tous mes énervements y passent : “J’ai tué parce que je m’ennuyais” ; “La musique propre est à gerber” ; “Faut faire semblant d’être un autre, c’est la seule façon d’exister”. Celle-là, c’est la phrase qui sera la plus dure à chanter sur scène. On se fait couper l’herbe sous le pied, y en a marre, alors il faut lutter. Ce sont des chansons de combat à leur façon. On m’a dit l’autre fois que j’étais tellement orgueilleux que je ne voulais plus faire de mélodie. Mais c’est quoi cette connerie ? Ce n’est pas une affaire de mélodie. On ne va pas faire de la chanson populaire si le peuple n’existe plus et si tout le monde vit dans l’absence de sens. Je ne suis pas un extra-terrestre qui va faire des mélodies pour essayer de rassurer les gens et donner du sens à ce qui n’en a pas. Je ne suis pas un agent du pouvoir. Je ne transige jamais, et on ne peut pas lutter avec moi, parce que je pratique la contradiction à un niveau supérieur.
J’ai Tué Parce Que Je M’Ennuyais me fait penser à la phrase de l’écrivain Georges Darien : “Je fais un sale métier, c’est vrai ; mais j’ai une excuse : je le fais salement.”
Ah ouais ? Non, j’ai lu ça dans un journal. C’est ce qu’a répondu un accusé à son procès, aux États-Unis. Typiquement américain, à la Johnny Cash : “Je descends un mec pour voir ce que ça fait.” Dans ce nihilisme de pacotille réside une partie de l’essence de Toboggan : il s’agit de dénoncer ces comportements-là, y compris dans la forme. En musique, tout ce vieux que l’on met dans le neuf, je ne supporte plus. C’est d’une telle hypocrisie ! Comme une maison-témoin : trop de vieux dans le neuf.
Par son caractère unique, ta discographie entrera dans l’histoire. Qu’aimerais-tu que l’on garde de toi dans les siècles à venir ?
J’aimerais que mes chansons soient chantées par des enfants, dans les écoles.
Interview intéressante.
A la première lecture, je me suis dit tout de suite, concernant le concert de Vic Chesnutt, que la pique sur les musicologues clermontois n'était pas justifié... J'avais quelques souvenirs que ce concert était évoqué dans le "10 ans déjà, la coopérative de Mai" (hors-série la Montagne)... mais Murat parle des 2/3 qui ont quitté la salle... Citons donc le tiers restant : Gilles Dupuy (critique rock "concert brut d'intensité"), St Augustine, Subway citent ce concert comme l'un des plus marquants qu'ils aient vu à la Coopé. Pour Didier Veillault, c'était : "un concert que tout le monde a qualifié de grandiose"!!. C'est en tout cas une prestation qui est devenu un peu culte: Damien des LEOPOLD SKIN "J'ai loupé Ellioth Smitt et Vic Chesnutt... donc, je ne peux pas me la péter...mais j'aurais aimé me la péter".
Mais enfin, soit, comme Murat le dit ensuite: "Souvent, pour meubler en interview, je dis une chose et son contraire. C’est le seul moyen de révolte qui me reste, la contradiction. Je la surutilise, c’est un grain de sable dans la machine qui laisse tout le monde comme deux ronds de flanc. Je le fais même à la maison, j’aime beaucoup"...
Et bien, dire ça au début d'interview est pratique... Inutile de lire la suite donc!... Cela ne facilite pas le travail du commentateur en tout cas... Enfin, si: c'est plus rapide de vous faire les articles! Il est inutile de commenter tous ses propos, c'est peu intéressant... Je me contente d'appuyer parfois justement sur les contradictions, histoire d'alerter le quidam un peu trop crédule. Il revient sur la fin de l'interview sur la "CONTRADICTION" et en fait presque un credo philosophique, un engagement...
Le reste de l'interview est quand même intéressante... sur l'anarchie (et avoir ainsi des arguments contre ceux qui le qualifieraient d'anar de droite -il est tout simplement ailleurs-), pour son évocation de HESSEL (un rien étonnante, pour un désengagé de la chose publique... même s'il se veut engagé je pense dans sa lutte contre le nihilisme) et de CAMUS, et ses propos sur l'album. L'information selon laquelle il cherche à faire un album avec une voix féminine est intéressante, son compliment envers Maurane est peut-être une approche? Concernant Cherhal, Murat parle d'un essai, mais je ne pense pas qu'il ait été très poussé (il s'agit peut-être juste de sa participation à la BO de "THE END etc...". Les deux artistes étaient en tout cas en contact car la chanteuse avait elle aussi écrite une chanson pour un duo avec lui... On en avait parlé ici.
Le reste de l'interview est quand même intéressante... sur l'anarchie (et avoir ainsi des arguments contre ceux qui le qualifieraient d'anar de droite -il est tout simplement ailleurs-), pour son évocation de HESSEL (un rien étonnante, pour un désengagé de la chose publique... même s'il se veut engagé je pense dans sa lutte contre le nihilisme) et de CAMUS, et ses propos sur l'album. L'information selon laquelle il cherche à faire un album avec une voix féminine est intéressante, son compliment envers Maurane est peut-être une approche? Concernant Cherhal, Murat parle d'un essai, mais je ne pense pas qu'il ait été très poussé (il s'agit peut-être juste de sa participation à la BO de "THE END etc...". Les deux artistes étaient en tout cas en contact car la chanteuse avait elle aussi écrite une chanson pour un duo avec lui... On en avait parlé ici.
La Chronique de Toboggan figurant dans le même numéro:
“Il faut changer de style/Changer de famille/Il faut faire une croix/Mais ça je ne sais pas”. C'était il y a presque vingt ans. Dolorès (1996). À les relire, ces phrases sont toujours aussi intenses, paradoxales et tourmentées. Jean-Louis Murat, c'est ce “môme éternel” pour reprendre le titre de la chanson dont ces paroles sont extraites. Insoumis et accroché aux souvenirs, aux histoires d'un lieu, d'une baraque ou d'une gueule. En commençant cette chronique, on n'a qu'une idée en tête : vous donner envie d'écouter Toboggan. Ces chansons sont de sacrées compagnes. Une grande œuvre intime et familière. Une glissade à rebondissements. Quand on pense que pour ce quatorzième album, Murat avait imaginé collaborer avec John McEntire, cette espèce de poulpe de la rythmique –le batteur de Tortoise aurait sans doute causé de Neil Young avec l'Auvergnat pour un résultat aussi convaincant que le travail effectué avec Marc Ribot sur Mustango (1999). Mais Murat se lance finalement dans un autre projet, une autre envie. Il va voir ailleurs : chez lui. On n’entendra quasiment aucune batterie sur Toboggan, seulement sur le single Over And Over.Un énième paradoxe. En fait, ce disque fait penser un peu à Vénus (1993). À l'époque, Jean-Louis Murat sortait d'un long casse-tête, Le Manteau De Pluie (1991), grand album d'obsessionnel. Vénus avait été une réaction en dix morceaux. Pour Toboggan,on retrouve le même nombre, un chiffrage à la Felt. Évidemment, on est loin du gargantuesque Lilith (2003) – le triple LP de sa discographie – ou du DVD live Parfum D'Acacia Au Jardin (2004). Deux créations où la notion de groupe était encore centrale. Là, Murat se retrouve seul.
Il enregistre des maquettes et en obtient un vaste chantier où il faut trier. C'est là le génie de ce disque beau et mesuré, comme une lente éclosion… Le morceau d’ouverture, Neige,n'est en aucun cas un endroit glacé ou particulièrement hivernal. On sent crépiter sous le givre de l'orgue une forme de renaissance. Toboggan, c'est précisément la fin de l'hiver, lorsque transparaît sur les frondaisons la naissance du printemps. Le souvenir d'une chanson nous revient, L'Orage, avec cette phrase : “La nature nous tient dans un nouveau désir d'aimer.” Un duo poignant avec Armelle Pioline de Holden, qui porte sur la réversibilité, thème cher à Baudelaire et Murat. On retrouve toujours cette ambivalence, cette oscillation entre l'amour et la violence, la délicatesse et la cruauté, le raffinement et la bestialité. C'est aussi une discussion avec la grande faucheuse au sens où l'entendait Jonathan Swift : “Tout le monde désire avoir une longue vie, mais personne ne veut être vieux.” Sans cesse à la recherche de l'imprévu, Murat enfante une drôle de créature en solitaire. Libre de toute forme et poète, il livre avec Amour N'est Pas Querelle un haïku de troubadour. Une ambiance étrange et presque médiévale comme l'aurait composée un Robert Wyatt de langue d'oc. Plus proche de nous, on pense à Your Blues (2004) de Destroyer pour cette musique intemporelle et totalement personnelle. “Le chat noir passe sa vie en cabriolant”,observe ensuite le chanteur. Le Chat Noir est une comptine émouvante, morcelée de sourires émus et pudiques à la Brassens. Une petite chanson que n'aurait pas reniée Rodolphe Salis, l'acerbe créateur du fameux cabaret parisien au nom félin.
Peu après, la plénitude de Belle nous ensorcelle comme l'avait fait Le Monde Caressant sur Vénus. Seuls les aboiements de chiens que l'on entend, soudainement, nous tirent de la rêverie profonde. On assiste tout au long du disque à une rencontre poétique entre l'hermétisme du studio, le refuge et les sons du quotidien qui symbolisent la vie qui passe et continue. Le chemin, donc. L'existence de l'homme comme une transhumance prolongée, Jean-Louis Murat la chante sur Robinson avec cette seule considération en tête : “Apprends à t'orienter.” Agnus Dei Babe a le minimalisme minéral de Young Marble Giants, une réussite où l'on entend ce drôle de constat : “Je démolis mes nerfs à chanter l'amour passé.” Sur Extraordinaire Voodoo,superbe ballade bleutée d'introspection, Murat en appelle, comme l'aurait fait un Fernando Pessoa, à sa (ses) voix intérieure(s). “Siffle-moi ce truc pratique pour être différent/J'ai plus besoin de ce style de l'ivrogne ou du gueux”. Des confessions belles et abruptes. Double réminiscence à l'écoute de J'ai Tué Parce Que Je M'Ennuyais, qui clôt le disque. On pense au légendaire Suicidez-Vous Le Peuple Est Mort (1981) pour cet art du titre provocateur et énigmatique. Jean-Louis Murat arpente les terres d'un sentimentalisme tout à fait personnel : “ Comme je m'ennuyais à mourir/À force de tout voir partir”. Les trompettes de l'apocalypse habillent le final de la chanson, crépuscule et souvenir d'enfance à la fois. On se rappelle aussi de cette discussion entre Murat et l’écrivain Jean-Loup Trassard dans Les Inrockuptibles en avril 1994 : “Chez moi à la maison, on tuait un cochon par semaine. J’aidais. (...) La première louche de sang, c'était pour moi. J'ai été élevé comme ça. Ça m’a marqué. J'ai l'impression que je peux tuer n'importe quel animal.” Souvenirs d'un enfant sauvage et libre. Plus que jamais libre. En écoutant ces dix compositions merveilleuses, on se demande, pourquoi Dieu a-t-il fait de lui ce “môme éternel” ? Pour notre ravissement, voilà tout.
Il enregistre des maquettes et en obtient un vaste chantier où il faut trier. C'est là le génie de ce disque beau et mesuré, comme une lente éclosion… Le morceau d’ouverture, Neige,n'est en aucun cas un endroit glacé ou particulièrement hivernal. On sent crépiter sous le givre de l'orgue une forme de renaissance. Toboggan, c'est précisément la fin de l'hiver, lorsque transparaît sur les frondaisons la naissance du printemps. Le souvenir d'une chanson nous revient, L'Orage, avec cette phrase : “La nature nous tient dans un nouveau désir d'aimer.” Un duo poignant avec Armelle Pioline de Holden, qui porte sur la réversibilité, thème cher à Baudelaire et Murat. On retrouve toujours cette ambivalence, cette oscillation entre l'amour et la violence, la délicatesse et la cruauté, le raffinement et la bestialité. C'est aussi une discussion avec la grande faucheuse au sens où l'entendait Jonathan Swift : “Tout le monde désire avoir une longue vie, mais personne ne veut être vieux.” Sans cesse à la recherche de l'imprévu, Murat enfante une drôle de créature en solitaire. Libre de toute forme et poète, il livre avec Amour N'est Pas Querelle un haïku de troubadour. Une ambiance étrange et presque médiévale comme l'aurait composée un Robert Wyatt de langue d'oc. Plus proche de nous, on pense à Your Blues (2004) de Destroyer pour cette musique intemporelle et totalement personnelle. “Le chat noir passe sa vie en cabriolant”,observe ensuite le chanteur. Le Chat Noir est une comptine émouvante, morcelée de sourires émus et pudiques à la Brassens. Une petite chanson que n'aurait pas reniée Rodolphe Salis, l'acerbe créateur du fameux cabaret parisien au nom félin.
Peu après, la plénitude de Belle nous ensorcelle comme l'avait fait Le Monde Caressant sur Vénus. Seuls les aboiements de chiens que l'on entend, soudainement, nous tirent de la rêverie profonde. On assiste tout au long du disque à une rencontre poétique entre l'hermétisme du studio, le refuge et les sons du quotidien qui symbolisent la vie qui passe et continue. Le chemin, donc. L'existence de l'homme comme une transhumance prolongée, Jean-Louis Murat la chante sur Robinson avec cette seule considération en tête : “Apprends à t'orienter.” Agnus Dei Babe a le minimalisme minéral de Young Marble Giants, une réussite où l'on entend ce drôle de constat : “Je démolis mes nerfs à chanter l'amour passé.” Sur Extraordinaire Voodoo,superbe ballade bleutée d'introspection, Murat en appelle, comme l'aurait fait un Fernando Pessoa, à sa (ses) voix intérieure(s). “Siffle-moi ce truc pratique pour être différent/J'ai plus besoin de ce style de l'ivrogne ou du gueux”. Des confessions belles et abruptes. Double réminiscence à l'écoute de J'ai Tué Parce Que Je M'Ennuyais, qui clôt le disque. On pense au légendaire Suicidez-Vous Le Peuple Est Mort (1981) pour cet art du titre provocateur et énigmatique. Jean-Louis Murat arpente les terres d'un sentimentalisme tout à fait personnel : “ Comme je m'ennuyais à mourir/À force de tout voir partir”. Les trompettes de l'apocalypse habillent le final de la chanson, crépuscule et souvenir d'enfance à la fois. On se rappelle aussi de cette discussion entre Murat et l’écrivain Jean-Loup Trassard dans Les Inrockuptibles en avril 1994 : “Chez moi à la maison, on tuait un cochon par semaine. J’aidais. (...) La première louche de sang, c'était pour moi. J'ai été élevé comme ça. Ça m’a marqué. J'ai l'impression que je peux tuer n'importe quel animal.” Souvenirs d'un enfant sauvage et libre. Plus que jamais libre. En écoutant ces dix compositions merveilleuses, on se demande, pourquoi Dieu a-t-il fait de lui ce “môme éternel” ? Pour notre ravissement, voilà tout.