"CHANSON" (volet 1: passage en revue d'une Revue musicale)
Publié le 21 Mars 2016
Une nouvelle fois aujourd'hui, on oublie l'écume de la promo médiocratique pour aller au "fond" (on retournera se vautrer dans la fange très vite, ne vous inquiétez pas). En effet, M. nous propose un travail historique et rend un magnifique hommage à un grand journaliste musical, "un passeur" [avant une 2e partie plus axée sur J.L. Bergheaud, avec un contenu tout-à-fait inédit]. Comme je le disais à Laurent Saligault quand on évoquait Mickey Finn, c'est une grande joie et fierté de donner un coup de projecteur sur des personnalités que le web était en passe d'oublier.
Chanson
Toi qui ne veux rien dire, Toi qui me dis tout
Voici environ un an, nous mettions en lumière, grâce à la vigilance d'Olivier Nuc, un pan de l'activité journalistique de Jean-Louis Bergheaud, à une époque où celui-ci ne se faisait pas encore appeler Murat. La découverte de son éloge de Véronique Sanson – republié à la page 85 du livre de Laurent Calut et Yann Morvan, Véronique Sanson, les années américaines (Grasset, janvier 2015) – apprit à beaucoup l'existence de la revue dans laquelle était paru le texte initialement, la bien nommée Chanson. Avant de nous pencher davantage dans un prochain article sur la brève collaboration de Murat à Chanson, nous nous proposons ici de raviver le souvenir de ce journal méconnu, qui joua pourtant un rôle non négligeable dans le paysage musical francophone des années 70.
Une équipe de "fous de la chanson"
Le premier numéro de Chanson paraît le 25 juin 1973. Il fait une petite trentaine de pages, "ne pèse que 100 grammes" et affiche en couverture Jean-Michel Caradec. Éditée par OGI publication, la revue a son siège au 185 bis rue Ordener, dans le 18ème arrondissement de Paris. Son ours nous apprend qu'elle compte un Directeur-Rédacteur en chef en la personne de Lucien Nicolas, un Secrétaire général et un Comité de rédaction, composé de sept autres membres. Mais derrière cet habillage officiel, la réalité est plus amateur et précaire. Chanson est en fait pour sa plus grande part l’œuvre de Lucien Nicolas, alors journaliste à Télérama, qui l'a créée avec ses moyens personnels (limités, comme on le verra) et s'est entouré pour la réaliser d'une poignée de passionnés qui l'assistent bénévolement. Marc Legras, entré dans l'équipe à partir du numéro 10, se souvient qu'à défaut de pouvoir payer ses collaborateurs, Nicolas les invitait parfois à partager un couscous à la sortie des concerts.
Si la liste des membres de ce comité de rédaction virtuel, "professionnels ou non, alternatifs ou continus, mais toujours au courant de la chanson", évolue considérablement au fil des numéros, ces fluctuations ne signifient pas que Nicolas ait choisi ses compagnons au hasard. À ses côtés figurent ainsi, au démarrage de l'aventure, d'autres spécialistes reconnus de la chanson, tels Robert Mallat, du Point, fondateur en 1963 de l'Académie de la Chanson, Lucien Rioux, du Nouvel Observateur, déjà auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet et Guy Silva, le Monsieur Chanson de L'Humanité. Christophe Izard, lui, a longtemps été en charge de la rubrique Music-hall à France Soir, avant de devenir producteur d'émissions de variétés pour la télévision, tandis que Jacques Vassal, qui écrit à Rock and Folk, est passionné de chanson française depuis son enfance. En plus de ces journalistes de profession, le premier comité de rédaction comprend aussi le parolier Jean-Pierre Kernoa, qui a notamment œuvré pour Le Forestier, Gréco ou Guichard, ainsi que Françoise Ulricht et Pierre Gossin, sur qui nous n'avons malheureusement pas pu glaner d'informations.
Parmi ceux qui viendront prêter main forte à Lucien Nicolas dans les années suivantes, on peut mentionner Marc Legras, animateur sur France Musique d'une émission quotidienne sur la chanson (en alternance avec Jacques Erwan), François Possot, poète qui vient de faire paraître un livre d'entretiens avec son ami, l'acteur Pierre Fresnay, Régine Mellac, universitaire et traductrice, grande spécialiste de la chanson latino-américaine, Jean-Marc Cherix, photographe amateur et organisateur de concerts du côté de Lausanne, qui sera le correspondant suisse de la revue, Jean-Marie Verhelst et Bernard Hennebert, deux défenseurs de la chanson alternative en Belgique, qui rendront compte de l'actualité de ce pays (avec à la clef un numéro spécial en 1977), Christian Hermelin, critique de variétés à Témoignage Chrétien, qui développe une approche sociologique du genre, plus quelques autres personnalités, dont Rémy Le Tallec, André-Georges Hamon, Michel Duvigneau, Robert Ballet ou Jean-Louis Bergheaud...
Éclectisme et débats
Parmi les qualités manifestées par Chanson tout au long de ces rubriques, deux méritent notamment d'être saluées. La première, rapidement abordée ci-dessus, est son éclectisme. Même si la revue traite avant tout de chanson francophone, la conception qu'elle s'en fait n'a rien d'étriquée. Non seulement elle n'est pas parisianiste, accordant une place de choix aux chansons régionales – de Bretagne, d'Occitanie, d'Alsace, du Pays basque ou du Nord –, mais elle n'a rien non plus de cocardière. Ainsi, que ce soit au travers d'entretiens, de dossiers spéciaux, de panoramas ou de sélections de disques, la revue fait découvrir à ses lecteurs les chansons de Roumanie, d'Allemagne, du Japon, d'Amérique du Sud, de Mongolie, d'Irak, du Portugal, du Vietnam, d'Espagne, de Cuba, d'Haïti (sans oublier, bien sûr, la Belgique et la Suisse). Cette ouverture à des langues, des accents et des rythmes différents est d'autant plus méritoire qu'elle ne se double pas d'un mépris à l'encontre de la puissante chanson anglophone nord-américaine, mise en avant à plusieurs reprises, notamment par Jacques Vassal, qui réussit la prouesse de mettre un zeste de Chanson dans Rock and Folk et une pincée de Rock and Folk dans Chanson.
Une autre qualité notable de la revue est sa capacité à faire vivre le débat, que ce soit en interne ou avec l'extérieur. En ces années 70 qui voient la chanson traversée par de nombreux questionnements autour de son organisation, de sa représentation dans les grands médias, de sa reconnaissance comme fait culturel, de sa professionnalisation, de la place qu'y occupent les femmes, etc., le journal joue le rôle d'une caisse de résonance pour ces différentes problématiques. Mais l'engagement de ses rédacteurs peut aussi porter sur des questions plus circonscrites : c'est Lucien Nicolas qui reproche au Printemps de Bourges son gigantisme, lequel occulterait le foisonnement d'associations militantes régionales et ferait, au final, le jeu du système ; Jacques Bertin qui dénonce le mépris bourgeois de France Culture envers la chanson ; François Béranger qui se défend contre des militants d'extrême gauche lui reprochant de se faire payer pour chanter ; ou Marc Legras (ci-contre) qui répond à François Mitterrand, après que le premier secrétaire du Parti Socialiste eut exprimé son goût pour les chansons de Sheila, en se lançant dans une défense lyrique de la chanson populaire, la vraie.
Pourtant, si ces réactions passionnées en restaient au stade de brillants soliloques contre l'air du temps, Chanson ne serait qu'un sympathique repaire de rouspéteurs. Or, le débat a lieu tout autant en interne, dans les colonnes même de la revue. Et à une époque où les notions de buzz et de clash ne régissent pas encore l'espace médiatique, ce débat se révèle à la fois vif, honnête et souvent éclairant. Quand Yves Simon déplore l'état et le fonctionnement de certaines MJC, le directeur de l'une d'entre elles lui répond dans le numéro suivant, en pointant du doigt le comportement de ces chanteurs bien contents de s'y produire quand ils débutent, mais nettement moins respectueux quand le succès se profile ; une chanteuse d'Occitanie réagit aux propos d'un de ses confrères issu du même mouvement, en proposant une autre vision de son métier ; François Possot et Lucien Nicolas s'écharpent au sujet de la démagogie éventuelle (quoique de gauche) de Morice Benin – une discussion animée qui se poursuivra jusque dans le courrier des lecteurs ; ce même Nicolas se voit reprocher par un ACI amateur ("et désirant le rester") d'avoir une conception étroite et culpabilisante de l'amateurisme ; Nicolas, toujours lui, ferraille vigoureusement avec le directeur de la SACEM et plus poliment avec le directeur du festival de Spa ; Jacques Bertin, de son côté, juge que la plupart des chanteurs sont nombrilistes, irresponsables et politiquement immatures… avant de recevoir une réponse musclée de son confrère lyonnais Alain Bert ("il a une légère tendance à prendre les gens pour des cons du haut de sa 'poésie' syndiquée"). On pourrait encore citer d'autres exemples…
Nicolas dans le texte
Comme cela a été expliqué au commencement de cet article, Chanson est principalement la création de Lucien Nicolas. Il est donc à présent grand temps d'évoquer un peu plus ce journaliste et de donner à lire sa prose. Né dans les années 30, il s'est probablement spécialisé dans la chronique de chansons au début des années 60. On trouve son nom dans Diapason, dont il fut directeur-adjoint, et dans Télérama, où il accomplit une grande partie de sa carrière, ainsi que dans plusieurs revues professionnelles (La Discographie française, Le Métier du disque et de l'audiovisuel, Show-magazine… jusqu'au Billboard américain). Il fait aussi partie d'associations spécialisées, telles que l'Académie Internationale de la Chanson et l'Association des Critiques de Variétés. Jacques Vassal se souvient avoir apprécié les chroniques qu'il signait dans Télérama, car Nicolas s'y intéressait à des gens atypiques, à une époque où la culture de la chanson et la culture politique se faisaient ensemble. Il le décrit comme quelqu'un d'intègre, avec des idées personnelles. De son côté, Marc Legras garde en mémoire un homme d'un abord extrêmement facile, fin connaisseur de son domaine et très exigeant.
Ce même Marc Legras rappelle, dans sa biographie d'Allain Leprest, ce qu'était la place de la chanson dans ces années-là : "Au bout de la table officielle de la culture – lorsqu'elle y est conviée –, la chanson est le parent pauvre à l'assiette vide quand les autres se repassent les plats. Et le chanteur, un pauvre hère à qui on glisse quelque menue monnaie en le prenant par l'épaule pour le pousser gentiment vers la sortie". Un contexte qui permet de comprendre pourquoi Nicolas, non content d'être un journaliste réputé dans le domaine de la chanson, se mue peu à peu en une sorte d'activiste de ce secteur, comme d'autres peuvent l'être à la même époque dans le rock, le théâtre ou le cinéma par exemple.
Pour tenter de résumer en quelques mots son combat, on peut dire qu'il se fonde sur l'analyse suivante : "le paysage de la chanson offert au public n'est pas objectif par rapport à la réalité de la création, mais fabriqué par un petit nombre de décisionnaires partiaux (radio, télé, firmes discographiques, distributeurs, tourneurs, etc.)". Partant de ce constat, il mène une lutte qui se développe autour de quatre grands axes, complémentaires les uns des autres :
1. dans le domaine de la critique des médias : déconstruire l'image médiatique de la chanson, en menant "la critique objective des mécanismes qui conduisent à sa fabrication".
2. dans le domaine de la critique de chanson : donner à voir la chanson dans toute sa diversité, y compris dans ses aspects les moins éclairés.
3. dans le domaine du journalisme culturel : offrir à la chanson toute sa place à côté des autres styles musicaux d'une part et parmi l'ensemble des disciplines artistiques d'autre part.
4. dans le domaine philosophique : rappeler constamment le lien entre la chanson et la vie, montrer l'interaction quasi biologique que l'une entretient avec l'autre.
Mais pour faire comprendre plus concrètement au lecteur l'engagement de Lucien Nicolas, le mieux est peut-être encore de faire entendre sa voix à travers quelques unes de ses prises de position, dans différents registres.
On l'a déjà souligné, Nicolas ne cherche pas à substituer une forme de chanson à une autre, mais à faire connaître les différentes facettes de cet art. En ce sens, la création en 1976 par CBS d'une collection "Marginal", destinée à mettre en valeur des œuvres a priori peu commerciales, aurait pu le ravir. Pourtant, il ne se satisfait pas de cette catégorisation qui, en définitive, laisse le système intact et il s'emporte :
"ainsi, le marginal deviendrait à la mode ? Sans doute, puisqu'il se transforme déjà en étiquette... On va pouvoir faire de l'argent avec le marginal ! On va pouvoir sortir au grand jour nos culs-de-jattes et nos hydrocéphales ! Il est en train de s'organiser un marginalisme officiel qui offrira aux gentils marginaux l'occasion de démontrer une qualité marginale... […]
Et bien non, il y a des drapeaux qu'on ne brandit pas comme ça, et il y a des mots qu'on ne devrait pas vendre. Marginal. La marginalité est une maladie honteuse du système, on ne devrait pas s'en servir comme d'un attrape-mouches. La marginalité est une défaite provisoire de l'expression personnelle et de la création originale : à défaut de la respecter, on ne devrait pas la mettre en vitrine comme une petite tour eiffel peinte en jaune pour touriste japonais.
Du reste, elle n'est pas un drapeau, la marginalité, personne n'en veut comme drapeau – sinon drapeau noir – personne n'est prêt à mourir pour rester marginal si la société cesse d'être marginalisante. il n'y a pas de marginaux par vocation, il n'y a pas de parallèles, il n'y a que les parallèlisés d'un système paralysé et parasité. […]
Car enfin, a-t-on honte à ce point d'une chanson qui se cherche en dehors des sentiers battus et des normes aseptisées de la radio qu'on n'ose pas la diffuser dans une série d''expression traditionnelle' ? Jusqu'à quand acceptera-t-on que la grande farce jouée au public et à la chanson par les radios et la télévision soit réputée traditionnelle et irréversible ?
Dès fois, je rêve d'une grande marge blanche qui bouffe toute la page..."
L'une des rares archives audiovisuelles où apparaît Lucien Nicolas...
Il faut dire que par son implantation dans le métier, Nicolas commence à bien en connaître les dessous. Raison pour laquelle son jugement sur l'un des animateurs vedettes de cette décennie est assez virulent (libre au lecteur d'adapter ces mots à notre époque et à d'autres présentateurs...) :
"Alors reprenons depuis le début. Pour moi aussi, le monde de Guy Lux, avec ses paillettes, ses savonnettes et ses vachettes, est un monde magique qui me délasse de mes fraiseuses et de mes sabots. C'est de la télé populaire. Je n'en veux à personne d'aimer ça.
Mais il se trouve que, quand on connaît l'envers du décor, on ne peut plus supporter les choses de la même façon. Quand on connaît le monde de la chanson, les problèmes de la chanson, ce qu'est la chanson, ce qu'elle peut apporter aux gens, et quel tort lui font de telles mascarades commerciales, on ne peut plus voir en Guy Lux un innocent Monsieur Loyal, un simple montreur de marionnettes en smoking et de Sheila/chiens savants. Non. On voit revivre l'éternelle histoire des marchands du temple, des médailles de Lourdes, des Jésus de St-Sulpice, des peintres de Montmartre, des voix d'enfants dans la publicité, de l'amélioration de la race chevaline et des poupées gonflables. On voit se profiler, en kodachrome et en chromo-sourires, les grandes forces souterraines de l'exploitation, du bourrage de crâne et du proxénétisme.
Alors, vous comprenez, voir Béart dans ce cirque, ça choque. Non pas tant pour la caution que sa présence pourrait éventuellement apporter, que pour l'alibi qu'il donne. Quand Lux (qui est à la lumière ce que le watt est à l électricité : une mesure, un calcul) pourra programmer aussi Le Forestier, Brassens, Simon, Vasca, Ferré, Nougaro et quelques autres, il aura gagné la partie de pouvoir placer sous de hauts patronages les conceptions-vaseline qu'il se fait de la chanson et du public.
Glisseront mieux ces tiercés, palmarès, coups de chapeau, hit et ring parades qui maintiennent artificiellement la température du malade.
À moins que Béart n'ait élevé d'un demi degré la capacité de curiosité, d'exigence et de résistance du public de Guy Lux ? Mais qui m'en convaincra ?"
Toutefois, avant d'être un journaliste en colère, Nicolas est d'abord un passionné, épris de certains artistes qui le bouleversent. Si ses chroniques sont souvent descriptives et sobres et si lui-même revendique une forme d'objectivité, il peut à l'occasion se faire lyrique et plus personnel. Par exemple à propos de L'espoir de Ferré, sorti en 1974 :
"Quand la chanson n'est pas une commodité de l'oreille, mais une ruche viscérale où se tourmente le miel de la vie, entre 'L'espoir' et 'La damnation', on trouve Ferré. Quand il faut se brûler pour vivre plus loin que la vie, ou donner sa chair en pâture aux 'Oiseaux du malheur', on trouve Ferré. Quand la chanson est un sperme indestructible, le jaillissement d'une source ardente où se mélangent le soufre et l'hydromel, on trouve Ferré. Quand il faut un prêtre marron pour marier l'amour et le diable, ou la voix d'un dieu marin pour chanter 'Les étrangers' on trouve Ferré. Ferré partout. Dans la cendre, le feu et la tempête, dans la luxure, la mort et le sang."
Son ton est tout aussi admiratif quand il décrit le passage sur scène de celui qui reste l'un de ses chanteurs favoris, Môrice Benin :
"Une puissance et une présence énormes. Une montagne d'humour et de férocité qui chante. Des cordes de guitare qui craquent. Un calme inouï pour en changer. Derrière les lunettes, un regard de mage un peu trouble et un peu fascinant. Mots-cisailles qui coupent dans le vif, mots-bourgeons qui réveillent. Le pouvoir de faire passer en nous des choses qui n'ont pas de nom mais qui ressemblent à une sorte de force heureuse. Ouais, un étonnement. Quelque chose comme autre chose que de la chanson, de plus loin que la chanson, quelque chose comme une arrivée lumineuse, pour des vacances imprévues, dans la dernière petite gare de campagne. Bon, lyrisme, emballement, etc. vous exagérez, cher rédacteur. Pas sûr. Pour le public, c'était ça aussi. Et c'était la joie de ne pas être un public."
Cet amour pour Benin survit à l'épreuve du disque, puisque dans le même numéro, Nicolas s'embrase de nouveau pour l'un des albums du chanteur, concluant sa chronique par ces mots :
"Peut-on écouter Je vis, Plus tu es heureux, Peut-être, ou tant d'autres, sans se sentir partir comme une montgolfière ? Moi pas. Les chansons de Benin me mettent à la voile. Me donnent envie de chanter. De changer. J'aime ça. J'aime la solide chanson qui nous provoque en nous aimant."
"Plus tu es heureux" par Môrice Benin (1975). Attention, la montgolfière va décoller...
Ni la colère, ni le lyrisme n'interdisent l'humour, que cet homme à l'apparence austère pratique volontiers. Concluons donc ce petit florilège de citations avec ce commentaire sur Michel Zacha, l'un des chouchous de la revue (avec qui nous avions eu le plaisir de nous entretenir en 2012) :
"Ceci explique le disque, mais n'explique pas comment un garçon du sérieux et de la qualité de Zacha, peut, dans l'ombre de tous les systèmes existants, penser à une œuvre comme celle-là, la concevoir et l'enregistrer en compagnie de quelques-uns des meilleurs musiciens français (Alarcen, Rodi, Rabol, Bloch-Laîné, Chanterau, Guthrie), y mettre tant de musique 'planante' (terme à la mode qui convient particulièrement bien dans le cas présent), tant de lumière heureuse, donner à l'idée de disque une telle plénitude et une telle noblesse, sans que personne ne s'en aperçoive... Dans quel monde vivons-nous ? Qui en parle ? Qui n'a pas dans les oreilles les 'petits pois' chers à Fonfrède ? Où sont les gens ? À quoi s'occupent-ils ? De quoi sont-ils morts ? Où est la presse ? Où sont les informateurs ? La radio passera-t-elle une seule fois 'L'enfant et la mer' ? Ou se dira-t-elle : oh, ce n'est pas grave, ce n'est que Zacha, il n'y a derrière lui personne à craindre... (personne, c'est peut-être Claude Dejacques, responsable de la réalisation artistique et du contrat de Zacha chez Pathé Marconi, Dejacques qui, effectivement, ne se promène pas tous les jours avec son 22 long rifle à la main...).
Quand le monde aura fini de brûler ses feux de paille, il se traitera de con. Et il aura raison."
On pose le 22 long rifle et on écoute paisiblement "L'enfant et la mer". Zacha, 1976.
Vie, Mort et Survivance de Chanson
Le numéro 1 de Chanson paraît donc au début de l'été 1973. D'emblée, son directeur annonce que l'entreprise est périlleuse. "Ce n'est pas facile à faire, tout ça, et, disons-le, c'est cher." Dans le numéro 3, Kernoa rédige un éditorial poétique pour solliciter de nouveaux abonnements et rêve déjà d'une revue "deux ou trois fois plus épaisse, deux ou trois fois plus près de vous" pour mener avec les lecteurs "des conversations interminables". Le nouveau journal connaît alors une parution régulière (quatorze numéros entre juin 73 et janvier 75) et reçoit un accueil favorable. Un lecteur de la banlieue parisienne le trouve "sobre et courageux". Un autre se montre enthousiaste, malgré son jeune âge : "Si vous publiez ma lettre, précisez bien que j'ai 15 ans, et qu'il importe peu d'être vieux ou jeune pour aimer la vraie chanson française." Les soutiens viennent aussi de beaucoup plus loin, comme de cette sociologue californienne et francophile : "J'aime beaucoup la façon que vous replacez la chanson dans le contexte humain, professionnel et économique. C'est très intéressant, et je vous souhaite beaucoup de lecteurs." Ou de cet animateur de radio qui écrit d'Australie : "Enfin une revue qui parle des autres, dont on ne sait rien, et qu'on aime pourtant bien. Croyez-moi, faire la promotion d'un, d'une artiste inconnu (e) n'est pas aussi facile qu'on le pense. Continuez dans cette voie, d'autant que vous semblez vous montrer à la hauteur de la tâche que vous vous êtes fixée..." La revue devient par ailleurs l'organisatrice de spectacles qui ont lieu chaque mardi dans la salle Papin du Nouveau Carré Silvia Monfort. En l'espace d'un an, plus d'une centaine d'artistes s'y produisent lors de soirées animées par Marc Legras, avant que Lucien Nicolas ne renonce pour des raisons budgétaires et politiques. Mais l'année 75 est aussi paradoxalement celle où l'état financier du journal se dégrade. Dès le numéro 14 de janvier, Nicolas souligne les pressions contradictoires qu'il doit subir, certains lui reprochant de se préoccuper d'artistes marginaux, d'autres jugeant au contraire que la revue accorde trop de place à ceux du show-bizz. Dans le livre de Vassal, Français si vous chantiez, il confie aussi ses difficultés : "il y a, dans la chanson comme dans les autres domaines, une presse de consommation et, à côté, une presse d'information. Quand tu veux faire une presse d'information, tu tombes sur les problèmes commerciaux au départ, parce que la simple information, ce n'est pas très excitant ; si tu te refuses à éveiller des curiosités malsaines sur ce qui se passe entre les jambes de Sheila, ça pose des problèmes financiers difficiles." La dure réalité éclate avec le numéro 15 qui paraît… huit mois après le précédent ! Nicolas y annonce un déficit de 70000 francs (environ 50000 euros aujourd'hui). Ses causes : une baisse brutale du budget publicitaire, un nombre d'abonnements encore insuffisant pour être autonome et une tentative risquée de distribution en kiosques qui s'est avérée coûteuse et décevante. Diverses mesures sont donc prises : augmentation du prix de la revue, qui ne sera plus disponible que par abonnement, diminution de la pagination et création de l'Association des Amis de la Revue Chanson, chargée de trouver les moyens permettant à celle-ci d'être autonome et de mettre en place des circuits de distribution alternatifs. Dans la tempête, le capitaine Nicolas maintient pourtant le cap :
"Nous pourrions être productif, concurrentiel et créateur d'emplois, faire Podium ou Salut les Copains, et cette hypothèse rentre parfaitement dans le cadre de notre liberté. D'ailleurs, signalons-le, c'est dans cette direction qu'on voulait progressivement nous attirer, et les propositions d'aide que nous avons pu rencontrer se sont soldées, au bout du temps raisonnable, par des suggestions de ce type.
Devenir loup pour qu'un loup nous aide.
Mais nous ne voulons pas être productif, concurrentiel et créateur d'emplois en passant par les dénaturations que cela implique. Nous voulons être novateurs, vrais et utiles, avancer des idées, former des consciences, proposer des choix. […]
Comment vivre quand la santé économico-nationale passe par les autoroutes, et la santé culturo-personnelle pas les sentiers ?"
Il en appelle alors aux lecteurs, en des termes politiques qui évoquent les années 70… mais ne paraissent guère démodés en 2016 :
"À ces derniers de bien comprendre que, dans un système économique qui confond liberté et droit, c'est-à-dire qui ne donne pas au faible les vrais moyens d'exprimer son droit à la liberté, c'est à eux de défendre leur intérêt – leur information – en nous aidant à établir un circuit court, déparasité, mais qui les sollicite davantage sur le plan financier et sur le plan du prosélytisme.
C'est une œuvre d'union, mais c'est aussi un pari d'espoir."
La publication reprend au rythme d'un ou deux numéros par trimestre, des campagnes de publicité dans la presse permettent de recueillir de nouveaux abonnements, des concerts de soutien sont organisés (Maxime Le Forestier, parmi d'autres, promeut la revue lors de ses tournées). Mais dans le numéro 20, Nicolas est explicite : "si chacun de nos abonnés ne nous en trouve pas un autre dans les semaines qui viennent, ben… il y a de bonnes chances pour qu'on reparle du vide." Jusqu'à la mi-77, la revue conserve ce rythme de parution à peu près régulier. Mais ses difficultés d'existence finissent par affecter son contenu. Un lecteur s'en émeut d'ailleurs, avec bienveillance : "pourquoi vous marginalisez-vous à ce point ? […] vous avez choisi de ne pas parler, ou peu, des artistes qui ont à la fois popularité et talent […] Mais il existe quelques vrais chanteurs populaires, qui ont leur place dans Chanson, et ce n'est pas en les ignorant que vous mettrez la chanson, la vraie, celle que nous défendons avec vous, à la portée de tous..." Nicolas ne peut que donner raison à son correspondant : "je dirai que c'est principalement une question de place, donc d'argent. Une revue de 48 pages serait beaucoup plus ouverte… […] Chaque fois que nous interviewons des gens connus (bien que ce soit utile à tout le monde, à commencer par nous) nous avons l'impression de gaspiller la lumière des pauvres." Le second semestre de l'année se fait sans Chanson, qui ne réapparaît qu'en février 78. À en croire Nicolas, ce n'est pourtant pas faute de compter des lecteurs. "Le nombre d'abonnés augmente (car la revue n'est pas du tout en recul !), mais il n'augmente pas aussi vite que les coûts d'exploitation. C'est une course sur une piste savonnée, comme les aime Guy Lux." Se voulant à la fois lucide et incitatif, il précise : "Il faut se rendre à l'évidence : sauf miracle – ou mécène – 78 sera moins une année de parution pour Chanson qu'une année de promotion. Le n°28 n'est donc pas encore le premier d'une longue série infaillible, mais un numéro comme ça, pour ne pas vous oublier. Une matière fraîche pour les innombrables prosélytes qui s'en vont aller tirer les sonnettes de l'attention et de la curiosité des autres. Prosélytes… LE SEREZ-VOUS." Ce vingt-huitième numéro, qui contient entre autres une lettre ouverte, à la fois critique et affectueuse, adressée à Brel, ainsi que la charte de l'association Prospective Chanson, est pourtant le dernier de la revue. Il n'y aura jamais de numéro 29.
Chanson est morte, mais pas complètement enterrée. En effet, au cours du second semestre 79, Mauricette et Fred Hidalgo, jeune couple d'entrepreneurs de presse passionnés de chanson francophone, décident de créer un journal entièrement dédié à ce domaine. Son premier numéro voit le jour dès juin 1980 sous le titre de Paroles et Musique. Et dans le noyau dur de l'équipe rédactionnelle initiale, on retrouve notamment Marc Legras, Rémy Le Tallec, Régine Mellac, François Possot, Jacques Vassal, Bernard Hennebert, Jean-Marie Verhelst, tous passés par Chanson. Fred Hidalgo ne cherche d'ailleurs aucunement à dissimuler cette filiation, puisqu'il se fend en page 36 d'un chaleureux "Merci, Lucien..." et accorde à son confrère de Télérama une chronique. Laquelle devient vite régulière, Lucien Nicolas profitant de cet espace pour développer ses réflexions théoriques dans des papiers d'une ou deux pages… voire cinq ou six, quand il se sent inspiré ! Parfois amené par des lecteurs à se justifier des différences entre Paroles et Musique et son ancêtre, Hidalgo ne manque pas de rappeler "les qualités de précurseur" de Lucien Nicolas. Il décide même de lancer en 1983 une souscription, afin de pouvoir sortir un livre écrit par son chroniqueur. Celle-ci ne rencontre pas le succès escompté, mais Chanson vivante n'en paraît pas moins au printemps 1984, aux Éditions de l'Araucaria (fondées par le couple Hidalgo). Dans cet ouvrage ardu, original et ambitieux, Nicolas pousse encore plus loin ses analyses, en adoptant "une sorte d'approche biologique de la chanson, d'aspect plutôt organique", avec la volonté d'intégrer et de réunir toutes ses composantes. Son vieux confrère Lucien Rioux le décrira en ces termes : "Déconcertant, son livre est en même temps attachant. Il n'offre pas de clé, pas d'explication mais met le lecteur dans cet état qui le rend perméable aux émotions. Peut-être est-ce mieux."
Rétrospectivement, on peut considérer la publication de Chanson vivante comme l'aboutissement de la carrière de Nicolas. À la même époque, en effet, son nom disparaît de l'ours de Télérama, où il est remplacé à la tête de la rubrique "Chansons" par celui d'Anne-Marie Paquotte, qui s'était déjà fait remarquer par quelques longs papiers sur le sujet. Puis en fin d'année, c'est des colonnes de Paroles et Musique que Nicolas disparaît, alors qu'il avait encore signé une chronique en septembre. La revue de Fred Hidalgo connaît une légère inflexion, mettant davantage l'accent sur la chanson-rock, sous l'impulsion du tandem Jacques Vassal-Frank Tenaille. En 1987, elle comptera plus d'une centaine de pages et ses ventes culmineront à 130000 exemplaires (!), un chiffre dont n'auraient sans doute pas osé rêver Nicolas ou Kernoa. Une autre histoire a débuté...
"Paroisse" de Bertin, enregistrée sur scène fin 78. Chef d’œuvre...
**********
Cet article n'aurait pu être rédigé sans l'aide de nombreux intervenants. Nous remercions donc très chaleureusement Marc Legras, Jacques Vassal, Hervé Bréal, Jean-Marc Cherix et Lucien Nicolas qui nous ont chacun à leur manière, avec leur ton, leurs mots et leurs souvenirs personnels accordé quelques précieuses minutes. Un grand merci également aux diverses personnes, trop nombreuses pour être toutes citées, qui ont joué au cours de cette recherche un rôle d'intermédiaire, notamment à Patrick Amine, Nicolas Brulebois et Môrice Benin. Merci aussi aux personnels des bibliothèques municipales de Limoges, Colmar et Lyon qui ont grandement facilité notre accès à la documentation. Et bien entendu, merci à Marguerite et à Pierrot.
Quelques suggestions en guise de conclusion... On pourra lire l'histoire de Paroles et Musique racontée avec plus de détails par son fondateur, Fred Hidalgo, dans cet article de son blog ; l'histoire de la revue qui lui succéda, Chorus (la petite-fille de Chanson, en quelque sorte), est évoquée par le même auteur dans cet autre article. Tous deux cités ci-dessus, Claude Dejacques et Michel Zacha ceux qui suivent le parcours de Jean-Louis Murat le savent déjà ont joué un rôle important dans le début de carrière du chanteur. Retrouvez ICI notre évocation du premier et LÀ notre longue et riche rencontre avec le second. Et afin de faire le lien entre les années 70 et l'époque actuelle, on mentionnera, dans la vaste galaxie des médias qui tentent d'informer sur la chanson francophone contemporaine (et sans aucun effort d'exhaustivité), côté presse écrite, le magazine Francofans, côté net, les blogs d'anciens de P&M ou Chorus, celui de Fred Hidalgo déjà cité, celui de Michel Kemper qui se veut "Le quotidien de la chanson" ou celui de Daniel Pantchenko. À la radio, Philippe Meyer et, plus encore, Hélène Hazera continuent à défendre une conception de la chanson qui nous semble entretenir un lien avec celle évoquée plus haut. Longtemps à la radio, désormais sur le net, Isabelle Dhordain est toujours sur le pont... celui des Artistes. La première de la nouvelle version de son émission a eu lieu en janvier, elle peut être visionnées ICI. Enfin, un tout nouveau magazine culturel sort ce mois-ci et comme il inclut dans son équipe le gai muratien Nicolas Brulebois (qui s'y entretient avec Dominique A), nous lui faisons volontiers un petit coup de pub. Il n'est d'ailleurs pas impossible que l'article "Qu'est la rive gauche devenue ?", annoncé au sommaire du premier numéro, ait un lointain rapport avec le sujet du jour... Plus de renseignements sur L'Impératif ICI.
Enfin, si certains lecteurs-oiseaux de passage ont des souvenirs de la revue de Lucien Nicolas ou des réflexions autour des thématiques que nous avons abordées, ils sont cordialement invités à les partager dans la zone "Commentaires" juste en-dessous.
la 2e partie : http://www.surjeanlouismurat.com/2016/03/chanson-volet-2-jean-louis-murat-journaliste.html