Interview dans la libre Belgique
Publié le 14 Novembre 2011
Interview intéressante notamment pour la question finale, courageuse : c'est vrai qu'il y avait débat en Belgique...
Pascal De Gendt
Mis en ligne le 14/11/2011
Finis les grands espaces américains, l’enregistrement à Nashville et l’influence revendiquée des Neil Young et autres J.J. Cale. Pour son nouvel album, Jean-Louis Murat laisse tomber la recette des deux disques précédents et revient à quelque chose de plus classique. D’ailleurs qui d’autre que lui s’aventurerait à choisir un titre comme "Grand Lièvre" ? Habitée par des sons et bruitages inspirés, de près ou de loin, par cette nature qu’il aime tant, sa dernière œuvre est empreinte de mélancolie et de nostalgie. Qui peuvent virer à la tristesse lorsque viennent planer deux ombres noires : celle de la mort d’un ami cher et de la dépression. Mais qui peuvent aussi s’éclairer lorsque l’artiste décide de montrer qu’au-delà de l’éternel bougon, il est aussi un amant et un papa espiègle. Dominé par la guitare acoustique, un orgue aux teintes souls et des chœurs très présents, "Grand Lièvre" est un disque difficile à saisir mais lorsqu’il accroche l’oreille, il dévoile une large palette d’émotions et se révèle haut en couleurs. A l’image de son concepteur que nous avions retrouvé, entre "saines" colères et rires, la veille d’un concert liégeois, il y a trois semaines.
Attendre deux ans avant de sortir un nouvel album, est-ce une grosse contrainte pour un artiste réputé prolifique ?
Celui-ci était prêt depuis longtemps mais il y a eu des problèmes de restructuration chez la firme de disques puis il fallait attendre ce qu’ils appellent "une fenêtre de tir". Voilà, faut faire avec.
“Grand Lièvre” ressemble à l’adieu à un certain monde. Validez-vous cette interprétation ?
Oui, certainement. Les chansons ont été écrites durant une période épouvantable : j’étais en pleine dépression et elle était gratinée, je me suis tapé des séjours à l’hôpital. Je suis sorti de cet état sans rien prendre mais en écrivant quarante-quatre chansons en deux mois. J’ai eu l’impression de sortir d’un trou. Je ne le dis jamais parce que la dépression, cela fait peur aux gens. Mon équilibre dans la vie, c’est d’écrire des chansons, de les enregistrer et d’en faire un disque.
Justement, est-ce frustrant d’écrire quarante-quatre chansons et de ne pouvoir en placer que dix sur le disque ?
Non parce qu’on ne choisit pas : ce sont les chansons qui s’attachent à nous. Comme une énorme portée de petits chatons dont dix viennent vers vous. Ce sont les chansons qui décident, comme si elles s’aimaient bien et décidaient d’habiter les unes à côté des autres.
Comme “Sans pitié pour le cheval” et “Rémi est mort ainsi”, deux chansons sur la guerre qui se suivent sur l’album ?
Je pense que le présent n’est pas très productif. Par exemple, il n’y a pas de chansons, en France, sur la guerre d’Algérie. Je me demande tout de même ce qu’ils foutent là, les autres ? Ils chantent quoi ? J’étais d’ailleurs très content que mon amie PJ Harvey fasse un album sur l’armée et la guerre ("Let England Shake", NdlR). On a un peu pensé à la même chose au même moment mais elle a poussé le concept à son maximum.
Une chanson doit obligatoirement avoir une fonction ?
Je ne sais pas, mais en tout cas, elle ne peut pas continuellement puiser dans les contorsions sentimentales ou humanistes. "J’ai beaucoup souffert bla bla bla " "C’est quoi ce monde pourri bla bla bla " Avec un côté christique, en plus. L’essentiel de la chanson française, pour moi, c’est un assommoir. De la purée démago.
C’est pour ça que vous avez eu des mots assez durs pour “Je veux”, l’énorme tube de Zaz ?
C’est une chanson de la bêtise du temps : "je veux de l’amour", "je veux de la neige en hiver" Cela m’a fait penser à une campagne de pub pour La Redoute dont le slogan était : "c’est l’hiver quand je veux". J’avais entendu à la radio un psychanalyste, un mec assez brillant, qui racontait que, toute la journée, il recevait des gens qui disaient : "C’est l’hiver quand je veux" ou "parce que je le vaux bien" et que c’étaient des dingues et que ça se soigne. "Je veux de l’amour" mais, pauvre conne, tout le monde en veut. De l’amour, t’as qu’à en donner déjà et tu en recevras. C’est tellement primitif comme vision que cela touche à quelque chose de réactionnaire. Après, vous flattez le public dans ce sens-là et tous ceux qui veulent de l’amour vont acheter le disque en pensant qu’ils ne sont pas tous seuls sur Terre. Mais donnez-en de l’amour !
Cela vous met colère quand une telle chanson remporte un pareil succès ?
Cette pauvre fille n’y est pour rien, je pense que ce n’est même pas elle qui l’a écrit, mais elle chante un virus qui nous tue. On est au cœur de la crise des cœurs et des âmes. Une chanson comme celle-là s’inscrit très bien entre une pub La Redoute et une autre L’Oréal. Ou une pub pour les banques et une autre pour les sicav. Vous pouvez vendre ce que vous voulez avec. C’est un slogan publicitaire ultra-emblématique de la nullité de l’époque.
Il y a quelques années, vous étiez très remonté contre le fait de ne pas avoir de plus grosses ventes et plus de public. C’est toujours le cas ?
Non. Je ne suis pas un mec de consensus ou de rassemblement. Cela suppose tellement de renonciations que ça ne m’intéresse pas. J’ai fait un grand pas le jour où j’ai compris que le public traitait les artistes comme les artistes se traitent eux-mêmes. Mais c’est la même chose pour tout le monde dans sa vie personnelle : le tempo est donné par la façon dont on se traite soi-même.
Et donc, comment vous traitez-vous ?
Pas très bien. A la cravache, un peu. Ce qui me caractérise peut-être le plus, c’est que suis un mec qui aime les champions. Sans doute parce que j’aimerais en être un moi-même. Je déteste les deuxièmes ou les troisièmes, les losers.
C’est pour cela que vous vous êtes créé votre propre univers ?
Oui, voilà, je me suis créé une discipline sportive dont je suis le seul pratiquant. Ainsi, je rafle tous les titres.
Dont une médaille de chevalier des Arts et des Lettres. Cette reconnaissance ne vous a pas fait plaisir ?
Pfffff, ce truc-là, ils le donnent à n’importe qui. Zaz a certainement dû en recevoir une aussi. Il y a plein de gens dans la chanson que je ne peux pas supporter qui l’ont donc, vous voyez, ça me fait une belle jambe.
Parlons de votre tournée : quel est votre rapport à la scène ? Vous donnez parfois l’impression de ne pas avoir envie d’être là.
La scène, c’est ce que je préfère dans ce métier. J’ai une attitude inspirée du jazz : se mettre sur un thème, partir en impro et servir de diapason aux musiciens qui m’accompagnent. Mais ce n’est pas facile, je suis essentiellement concentré là-dessus : faut que je trouve l’issue pour remporter le morceau à la fin. Je me mets en situation de risque et c’est un putain de boulot. Après des centaines, voire des milliers de concerts, je peux vous dire que ça marche bien une fois sur six ou sept. Et quand ça ne marche pas, je peux m’énerver, c’est vrai. Je crois que les gens qui viennent me voir savent que je suis comme ça : parfois ça se passe bien et cela va me dérider, parfois je me fais engueuler par mes musicos parce qu’après trois quarts d’heure je n’ai toujours pas dit "bonsoir" au public.
Jean-Louis Murat, "Grand Lièvre" (Universal). En concert au Botanique le 20/11."