Le TRIANON dans LE MONDE
Publié le 11 Novembre 2011
C'était prévu... mais jamais sûr... J'attendais donc l'édition de lundi... mais surprise, c'est déjà en ligne... Bel article de Véronique MORTAIGNE!
"A la Sorbonne, en mai 1968, une main étudiante avait écrit sur le mur : "Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, mais c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles", ajoutant plus loin une autre citation du Livre de Job : "Ils cherchent l'obscurité en plein jour et marchent à tâtons en plein midi, comme si c'était la nuit." Jean-Louis Murat n'est pas un soixante-huitard, mais un campagnard urbain. Il n'est pas mystique non plus, mais peut s'adonner à la contemplation des lichens, des loups ou de la voie lactée. Il peut aussi s'en prendre à son prochain, quand il le trouve aveugle et crétin. Ce qu'il ose au Trianon à Paris le jeudi 10 novembre, c'est noyer dans un magma de guitares épaissies le coupant Alcaline, d'Alain Bashung et Boris Bergman (1989), seule reprise du concert.
Comme Christophe, le noctambule aux lunettes noires et aux cheveux blancs, autre repreneur d'Alcaline ("J'veux tout réécouter/Vaguement brisé/Sur une plage alcaline"), Jean-Louis Murat ne cherche à prendre la place de personne, puisqu'il occupe la sienne, constant, musicien que la nature, et non la fumée des salles closes, inspire, à qui la poésie (Baudelaire, Madame Deshoulières, Jim Morrison, Pierre-Jean de Béranger, qui ont été matière à albums) est chère. Les directeurs de carrière (artistique, marketing, etc.) marchent à tâtons et trouvent tout difficile. Il s'en passe depuis Murat (1982). Ce qu'il ose encore, c'est jouer sur scène l'intégralité des dix titres de son dernier album, Grand Lièvre, où figure en miroir un second CD, huit titres enregistrés en concert, à la Coopérative de Mai de Clermont-Ferrand en 2010 (Jean-Louis Murat est auvergnat).
Il y a une construction méthodique de l'audace dans ce nouveau tour de chant rodé à travers la France - Paris est un passage, sans plus, jamais une cérémonie - qui se poursuivra en 2012. Tout concourt à l'abrasion des règles. Les lumières (Erwan Champigné) basculent des couleurs de la neige, de la lauze et de la pierre volcanique (blanc, ocre, gris) vers des effets vibrants, frontaux, énervants, qu'une exposition d'art contemporain qualifierait à titre préventif de dangereux pour les épileptiques. Musicalement, le chaos est organisé de même sorte, et il est libérateur : Jean-Louis Murat, en liquette à carreaux, puis en chemise cintrée de dandy rock, passe de l'accent de terroir au cri. Il détrousse habilement un lot de chansons bonnes filles traitant de l'exil rural (Vendre les prés), se dirige vers une aversion viscérale ou une joie hennissante (Haut Arverne : "Le poids de l'âme fait le coeur lourd, la nuit nous tient en ciel d'orage").
Il vient à l'idée alors qu'elles ont été conçues légèrement, mais pensées pour assurer les montées d'adrénaline. Murat écrit des chansons en grand nombre. Souvent bien. Elles marquent, parce qu'elles sont curieusement tournées, même si l'abondance émousse le plaisir de l'attente et de la surprise. Finement pop, distillées comme si elles n'étaient qu'une, celles de Grand Lièvre sont dans la continuité fluide de Tristan (2008), du Cours ordinaire des choses (2009). Il faut y ajouter le flux continu des titres inédits délivrés via le site Jlmurat.com ou en concert, qui donnent matière à commentaires entre fans - la chanson Yes Sir, par exemple, chantée en scène - tandis que pullulent les vidéos des algarades du chanteur (avec Laurent Ruquier, Eric Zemmour, etc.).
Né en 1952 dans le Puy-de-Dôme, y vivant, y travaillant par conviction dans une ferme proche d'Orcival, lieu central de l'art roman, Murat ne craint pas l'ennui. On traîne parfois, Monsieur prend son temps. Il ne juge pas utile de changer de registre. Il flâne en décalé. Il s'étire. Mais c'est aussi un voyageur. On l'a cru fixé entre le Col de la Croix Morand et le Puy-de-Sancy, mais il grimpe le col du Tourmalet avec le Champion espagnol, prend la mer "sans testament". Le voici s'attardant dans un incantatoire hommage au journaliste Bernard Lenoir, parti cet été de France Inter, et sans qui, chantonne Murat, toute une génération d'artistes français n'aurait jamais été dévoilée.
Cette fois, Jean-Louis Murat, que l'on a vu précédemment en homme-orchestre solitaire, lampe de mineur au front, a soudé un groupe de rock, un vrai, compact, composé de fidèles qui jouent aussi sur les albums, Slim Batteux aux claviers (son d'orgue), Fred Jimenez à la basse (dense), Stéphane Raynaud à la batterie. Fan de Neil Young, Murat est à la guitare électrique, il aère La Lettre de la pampa, magnifique en ouverture, dégorge Mousse noire ou les Voyageurs perdus, deux rappels de l'album Tristan (2008), et finit à la limite de la saturation avec Les Jours du Jaguar (extrait de Lilith en 2003). Bernard Lenoir est dans la salle. Il n'a jamais craint de diffuser sur la radio nationale les versions intégrales de Nu dans la crevasse, dix minutes, ou de La Mésange bleue, six minutes.
Jean-Louis Murat. Prochains concerts : le 17 novembre à Toulouse (La Dynamo), le 18 à Angoulême (La Nef), le 19 à Blois (Le Chato Do), le 20 à Bruxelles (L'Orangerie).
Le Grand Lièvre, 1 CD Scarlett/V2/Universal Music.
Véronique Mortaigne