Freud dans Toboggan: mystère résolu?
Publié le 2 Juillet 2015
Matthieu dans ses oeuvres: Murat, Bergheaud, Freud, la querelle intérieure,nous, l'inconscient est-il conscient?, glissez sur-moi, glissez sur-moi, intentionnalité de l'auteur ou de l'oeuvre... enfin, je vous laisse découvrir cela!
- Mais qu'est-ce qu'il dit, le Pierrot?
Tout commença il y a près d'un an, à la fin du concert donné par Jean-Louis Murat et The Delano Orchestra à Uriage, près de Grenoble. À proximité de la scène, quelques inconditionnels discutent avec le chanteur et Alexandre Rochon de sujets divers, passant en toute décontraction de Tarkovski à John Galliano. Murat lance alors, sur un air faussement contrarié, qu'il a placé du Freud dans Toboggan et qu'il regrette que personne ne l'ait remarqué.
Freud dans Toboggan ? De retour à la maison, l'information trotte dans la tête de plusieurs d'entre nous. Dans son compte rendu, Pierrot affiche un certain scepticisme quant au sérieux de cette révélation et note avec prudence : "après avoir mis du Freud dans Toboggan (CQFD cela dit)". Florence elle aussi se montre dubitative : "A moins que ce soit une farce ??" D'autres amateurs pousseront beaucoup plus avant leurs investigations, traquant les contrepèteries dans "Voodoo simple" ou bien décryptant "Amour n'est pas querelle" comme un dialogue entre le Ça et le Moi. Pour notre part, comme il nous avait semblé que JLM avait bel et bien évoqué une utilisation de la voix de Freud (et non simplement une allusion à ses idées), nous réécouterons attentivement Toboggan et nous arrêterons à cette voix lointaine, à peine audible sous la trompette d'"Amour n'est pas querelle" (vers 1'50''). Freud lui-même ? Peut-être. Sans certitude, nous nous fendrons alors d'un bref commentaire sur ce blog, avant de nous laisser emporter par d'autres sujets de préoccupation – la sortie de Babel approche...
Puis il y eut ce dimanche 28 juin, où l'étonnant attelage Jean-Louis-Sigmund se rappela soudain à notre bon souvenir. Il est 14h00 et nous découvrons l'une des nouvelles émissions de la grille d'été d'Inter, N'est pas fou qui veut, qui s'intéresse à la psychanalyse. Or, dans ce premier numéro consacré aux Impasses de la vie amoureuse [Dénégation de l'auteur de l'article : que nous écoutons par le plus pur des hasards, notre vie amoureuse n'ayant jamais connu d'impasse...], la chance nous sourit via deux petits signes. C'est d'abord un court extrait de la voix de Freud que l'animatrice, Ophélie Vivier, accompagne du commentaire suivant : "Une archive unique". Unique ? Y aurait-il si peu d'enregistrements de l'inventeur de la psychanalyse ? Bizarrement, nous ne nous étions jamais posé la question jusqu'ici. Quelques minutes plus tard, c'est cette fois une voix beaucoup plus familière qui se fait entendre, suivie par cette description de la présentatrice : "Jean-Louis Murat, 'La maladie d'amour', magnifique texte et sublime orchestration". Une désannonce qui nous va droit au cœur et rétablit dans notre esprit la connexion entre Freud et Murat. C'est décidé, il est temps d'élucider cette énigme – anodine certes, mais tout de même.
Ophélie Vivier avait raison de parler d'"archive unique", car aussi étonnant que cela puisse paraître, la voix de Freud n'a été enregistrée qu'une seule fois au cours de sa vie. La scène se passe le 7 décembre 1938, la BBC vient interroger le thérapeute chez lui, à Londres, dans le cadre de son émission Celebrities on Radio. Cette séquence dure un peu plus de deux minutes et sera diffusée à la fin du mois, le 27 décembre. À cette époque, Freud a 82 ans, il a quitté l'Autriche depuis peu et vient de subir une énième opération à cause d'un cancer de la gorge qu'il traîne depuis le début des années 20. Moins d'une année plus tard, ne supportant plus la douleur provoquée par une rechute, il demandera à son médecin de lui prescrire une dose mortelle de morphine.
Pour cette intervention sur la radio britannique, le fondateur de la psychanalyse a préparé un texte en anglais qu'il lit au micro. En voici le contenu original, suivi de sa traduction :
"I started my professional activity as a neurologist trying to bring relief to my neurotic patients. Under the influence of an older friend and by my own efforts, I discovered some important new facts about the unconscious in psychic life, the role of instinctual urges, and so on. Out of these findings grew a new science, psycho-analysis, a part of psychology, and a new method of treatment of the neuroses. I had to pay heavily for this bit of good luck. People did not believe in my facts and thought my theories unsavoury. Resistance was strong and unrelenting. In the end I succeeded in acquiring pupils and building up an International Psycho-analytic Association. But the struggle is not yet over."
"J'ai débuté mon activité professionnelle comme neurologue en essayant d'apporter du soulagement à mes patients névrosés. Sous l'influence d'un ami plus âgé et grâce à mes propres efforts, j'ai découvert d'importants faits nouveaux sur l'inconscient dans la vie psychique, le rôle des pulsions sexuelles, etc. De ces trouvailles émergea petit à petit une nouvelle science, la psychanalyse, une partie de la psychologie, et une nouvelle méthode de traitement des névroses. J'ai eu à payer lourdement cette part de réussite. Les gens n'ont pas adhéré à mes conclusions et ont trouvé mes théories suspectes. La résistance a été forte et sans répit. À la fin, j'ai gagné en prenant des élèves et en créant une association internationale de Psychanalyse. Mais la lutte n'est pas encore finie." [Traduction personnelle]
On trouve sur internet certains enregistrements qui s'en tiennent là. Mais il y a un hic pour le muratien que nous sommes, par nature jamais satisfait : les bribes de paroles que nous avons distinguées dans "Amour n'est pas querelle" semblent être dites dans une langue aux accents germaniques (faut-il rappeler que le directeur de ce blog vient de passer six mois en Allemagne ?). Alors quoi ? Fausse piste ?
Non, au contraire. Sur la feuille où il a rédigé son texte, Freud termine par cette phrase : "A short sentence in German". Autrement dit, il a dès le départ prévu de conclure son allocution par quelques mots dans sa langue natale. Et en effet, dans l'enregistrement complet de la BBC, on entend bien Freud parler en allemand. Voici donc le son en question, suivi du texte en v.o., puis en v.f.. Le passage en rouge est celui retenu par JLM dans sa chanson :
"Im Alter von zweiundachtzig Jahren verließ ich infolge der deutschen Invasion mein Heim in Wien und kam nach England, wo ich mein Leben in Freiheit zu enden hoffe."
"À l'âge de quatre-vingt-deux ans, j'ai quitté mon domicile à Vienne suite à l'invasion allemande et je suis venu en Angleterre, où j'espère finir ma vie en liberté." [Trad. perso.].
C'est donc confirmé, Freud apparaît bien sur Toboggan. Et après, nous dira-t-on ? Après, chaque auditeur reste libre de remettre en branle la machine à analyser, alimentée par ce nouveau combustible. De notre côté, sans prétendre incarner ici un quelconque Surmoi qui briderait les élans interprétatifs des uns et des autres, nous soulignerons seulement à quel point le choix d'utiliser ce discours d'un Freud en exil élargit les significations possibles du mot "querelle", celles-ci allant désormais du conflit intrapsychique entre soi et soi-même (ici, entre Bergheaud et Murat) jusqu'à la grande querelle mondiale qui contraignit Freud au départ, "Im Alter von zweiundachtzig", et provoqua la mort de quelques millions de personnes. Ce parallèle rejoindrait d'ailleurs certaines déclarations faites par le chanteur, par exemple au défunt magazine de Didier Varrod, Serge : "Les artistes frustrés, ça donne Hitler, Mao, Staline, Pol Pot. En un siècle, quatre artistes frustrés, ça a abouti à 100 millions de morts !" Où l'on voit que pour JLM (avec qui l'on n'est évidemment pas obligé d'être d'accord), il peut parfois n'y avoir qu'un petit pas entre un conflit intérieur non-résolu (en l'occurrence entre principe de plaisir et principe de réalité) et une guerre mondiale. "Ne cherche pas querelle", en effet...
Mais au-delà des pistes de lecture multiples offertes à l'auditeur, nous retiendrons aussi les circonstances de cette apparition (à nos oreilles) de Freud. En effet, contrairement par exemple à la voix de Genet en ouverture de la version live de "Polly Jean" (relativement facile à identifier) ou à celle de Tarkovski à la fin de "Cheyenne autumn" (indiquée dans le livret), les trois petits mots prononcés par Freud dans "Amour..." étaient extrêmement difficiles à repérer et à sourcer en l'absence d'indication. Et il est finalement assez amusant de constater que c'est le chanteur lui-même qui dut mettre ses fans sur la piste, en leur reprochant presque de n'avoir pas assez décortiqué et étudié chaque seconde de son disque (un psychanalyste aurait d'ailleurs sans doute à dire sur ce "désir de l'autre" ainsi exprimé). Comme si, dans le long dialogue qu'entretient JLM depuis plusieurs décennies maintenant avec ses fans – un échange fait tout à la fois de proximité et de distance –, il avait subitement ressenti le besoin de tester chez ses fidèles l'attention et la qualité d'écoute. "Eh ben quoi, tu n'as même pas remarqué que j'étais allé(e) chez le coiffeur..." Il paraît que ce genre de coquetteries est utilisé de temps à autre pour relancer le désir dans les vieux couples. Alors, que celui qui s'amuse ainsi à essayer de prendre en défaut la vigilance de ses admirateurs se rassure : il est toujours écouté (très) attentivement et passionnément. Même après plus de trente ans...
"Et sinon, Jean-Louis, il est enregistré ce nouvel album ? Non parce que..."
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"Dark Tagnan" par Lénaïc Villain et Wandrille.
Retrouvez d'autres dessins de (super-)héros chez leur psy sur le site : http://herossurcanape.tumblr.com/. Et si vous êtes fans, certains des plus drôles ont été édités par Vraoum, notamment Héros sur canapé de Wandrille, paru en 2014.