Voici donc offerte à vos yeux et votre espace de cerveau disponible la dernière PARTICIPATION amicale et désintéressée de MATTHIEU à l'alimentation de ce blog. Aujourd'hui, il vous propose un retour en arrière autour de représentants de l'ancienne nouvelle nouvelle nouvelle chanson française... que Biolay d'ailleurs évoquait dans son interview à Télérama il y a deux ou trois semaines : Bénabar, Jeanne Cherhal et Delerm... regrettant d'avoir trop tapé à droite et à gauche... Héhé... ce n'est pas sans rapport avec ce qui est évoqué ci-dessous. Merci Matthieu! ET bonne lecture!
Perso, cela ne m'a pas beaucoup plus : en effet, je suis un peu vert d'avoir interviewé Jeanne Cherhal et de ne pas avoir retrouvé cette interview pour lui en parler... (oh, un smiley!)
Devine qui vient dîner ?
ou
Murat, le refoulé de la chanson française ?
La récente disparition du journaliste Jean Théfaine nous fournit un prétexte facile pour nous souvenir de la défunte revue Chorus, dont il fut l'un des valeureux animateurs. L'occasion nous est ainsi donnée d'aller rechercher dans ses archives une apparition semi-clandestine de Jean-Louis Murat, invité perturbateur d'une réunion à laquelle il n'était pourtant pas convié. Et, plus largement, de nous interroger sur la place de celui-ci au sein de la chanson française.
Tout le monde garde en mémoire la fameuse rencontre entre les trois monstres sacrés de la chanson qu'étaient G. Brassens, J. Brel et L Ferré, rencontre organisée en janvier 1969, rue Saint-Placide, à Paris, à l'initiative de François-René Cristiani (sur une idée de son épouse, Claudette) et publiée le mois suivant dans Rock & Folk. S'inscrivant dans la lignée de cette prestigieuse table ronde, Chorus invita à trois reprises, dans les années 1990, quatre auteurs-compositeurs-interprètes à venir discuter de leur métier. Il s'agissait alors de F. Cabrel, J.J Goldman, Y. Simon et A. Souchon. En 2004, à l'occasion de son cinquantième anniversaire, la revue renouvela l'expérience, cette fois avec trois représentants de la nouvelle génération, Bénabar, J. Cherhal et V. Delerm. Retour sur leur échange et sur la manière dont l'un de leurs collègues s'invita dans la discussion...
⚔ Acte I : Cherhal fait son coming out muratien, Delerm retourne dans le placard
La rencontre entre les trois artistes a lieu le 27 septembre, dans l'après-midi, au siège de l'Adami, à Paris. Les trois vedettes naissantes sont interrogées par trois membres de la rédaction de Chorus, Fred Hidalgo, Michel Troadec et Jean Théfaine. Leurs propos sont enregistrés par la directrice de la publication de Chorus, Mauricette Hidalgo. La conversation commence par l'évocation des débuts des uns et des autres dans des petites salles, puis après un détour obligé par la Star Academy, jugée sans excès de sévérité, il est question du rapport de chacun à la scène et aux médias. Le ton est décontracté, Bénabar et Delerm plaisantent volontiers et c'est finalement le premier nommé qui résume le mieux les choses : « On est du genre gentils, quoi. »
Pourtant, un nom lâché innocemment va créer un début de discorde dans cette atmosphère conviviale. Extrait :
CHORUS : Grosso modo, vous avez sorti chacun un album tous les deux ans. Pensez-vous pouvoir continuer à ce rythme-là ? Entre un Murat, qui publie cinquante chansons nouvelles en un an, et un Voulzy qui, le moins qu'on puisse dire, prend son temps, où vous situez-vous ? Dites-vous aussi, comme vos aînés, que la création exige un certain délai pour se renouveler ? CHERHAL : Sûrement, oui. DELERM : J'avais essayé de négocier avec Vincent Frèrebeau [le patron du label Tôt ou Tard], par contrat, le fait que je puisse sortir un album tous les dix-huit mois. Aujourd'hui, je suis ravi qu'il m'en ait empêché ! Cela dit, sur Murat, sa production a longtemps été sur un rythme plus normal qu'aujourd'hui... Jusqu'à Mustango, qui marque la fin de sa période normale. [petit sourire en coin] Depuis, c'est autre chose. CHERHAL : Murat, c'est mon idole du moment. DELERM : Pas moi. CHERHAL : Je n'écoute que lui depuis quelque temps. Je découvre un peu tout ce qu'il a fait, globalement. J'ai détesté, maintenant j'adore. DELERM : Moi aussi j'ai adoré ses chansons, mais... BÉNABAR : Je ne connais pas bien... CHORUS : Revenons au rythme de la production phonographique... |
Les positions sont bien dessinées : d'un côté, Cherhal déclare son amour pour Murat, une passion qui succède à une période initiale de rejet ; de l'autre côté, Delerm avoue à demi-mots qu'il a beaucoup aimé Murat, mais que ce n'est plus le cas. Les raisons de ce désamour sont floues : on croit comprendre qu'il a cessé de suivre JLM au moment de son tournant moujik des années 2000, pourtant, on sent comme une gêne. Ce « mais... » laissé en suspens semble indiquer un malaise que le chanteur-pianiste ne formule pas clairement pour l'instant. Mais on sait, au moins depuis Freud, que le refoulé finit toujours par ressortir, généralement de façon violente...
⚔ Acte II : Chacun campe sur ses positions
La conversation reprend. Les trois artistes sont interrogés sur leur rythme de travail, leur désir d'écrire pour d'autres, la notion de bande et sur leurs influences. On apprend ainsi que Cherhal rêve d'écrire pour l'actrice Natacha Régnier et, plus surprenant, que Bénabar a pour modèle... Tom Waits. C'est Delerm qui se montre cette fois le plus lucide, remarquant que « L'étonnant, c'est que le terme de "nouvelle chanson" réapparaisse à notre propos, alors qu'historiquement c'est la première fois que la chanson française ne va pas de l'avant. » Un jugement qu'aurait pu tenir JLM, lequel déclarait en 2005 : « J'ai l'impression que pour Delerm ou Bénabar, la musique s'est arrêtée en 1955 et qu'elle reprend en 2005. […] Cette nouvelle chanson française parle d'un pays qui n'existe plus, de rapports humains qui n'existent plus. Une espèce de nostalgie faite par de jeunes vieux qui n'ont aucune insolence. » [1]
Delerm, justement, réintroduit peu après le nom de son confrère auvergnat dans la discussion, pour charrier Cherhal. Il se réjouit d'abord d'avoir pu travailler avec Dominique A : « Ça me conforte dans l'idée qu'on vit une période assez ouverte, où il n'y a pas de rejets systématiques, de dégoûts immédiats. » Ouverte, ouverte... Bénabar semble avoir une vision moins optimiste : « C'est le discours officiel mais, pour ne parler que de moi, même si je m'efforce d'être ouvert... [moue éloquente]. » Delerm précise alors sa pensée :
DELERM : Je pense qu'il y a peu de chanteurs à qui on irait serrer la main et qui te diraient : attends, toi, ce que tu fais, je ne veux pas en entendre parler. À part Murat, mais... [rires] L'idole de Jeanne ! CHERHAL : Ma nouvelle idole. Mon idole du moment... DELERM : C'est pas bien, Jeanne, de l'encourager ! [rires] |
On commence à comprendre que c'est peut-être l'attitude relativement peu confraternelle de Murat qui indispose Delerm. Son fameux côté « bourboulien ». Pourtant, Cherhal, qui n'apprécie pas forcément cet aspect de la personnalité de JLM [2], maintient son admiration pour celui-ci. Delerm, lui, réussit encore à en rire. Pour l'instant.
⚔ Acte III : « À chacun sa vile manière de faire des chansons »
L'échange se poursuit sur des thèmes importants, quoique convenus : la chanson est-elle un art mineur ? Est-il difficile d'être une femme dans un univers encore majoritairement masculin ? Les sujets bateau se succèdent : les Victoires de la Musique, la crise du disque, l'attention portée aux pochettes... Arrive enfin l'un des passages les plus intéressants de cette table ronde, concernant l'écriture. Bénabar explique sa démarche : « J'accorde plus d'importance à ce que je veux dire qu'à la façon dont c'est raconté... Je peux même utiliser des mots un peu moches, parce que je trouve ça plus efficace. » Un propos qui a au moins le mérite de la franchise... Cherhal, à l'inverse, revendique son souci de la forme, de la métrique, des rimes, etc. Delerm nuance et clarifie le débat : « L'écriture, en général, c'est important, mais je rejoins assez Bruno sur cette primauté qu'il y a, d'abord, à faire passer une idée, un sentiment... C'est vraiment l'école Souchon par rapport à l'école Gainsbourg. » À l'intérieur de ce panorama esquissé grossièrement, mais non sans pertinence, Cherhal choisit son camp, d'une manière timide, mais assumée :
CHERHAL : Je peux ajouter un truc ? Même si je me situe vraiment dans une forme de concret – j'ai toujours envie de parler de choses qui m'entourent et que je connais –, je suis attirée par des gens qui sont en plein dans l'abstraction. Comme JP Nataf par exemple. C'est quelqu'un qui écrit super bien et, par rapport à nous, il est beaucoup plus dans une espèce de nimbe irréelle. Sa façon très musicale d'écrire me fait vraiment fantasmer... Murat est un peu comme ça aussi. BÉNABAR : Tu vas nous lâcher avec Murat, bordel ! DELERM : Arrête un peu avec lui... [rires] |
Alors les garçons, jaloux ? Ce n'est pas indiqué dans la retranscription de l'entretien, mais on sent que les sourires se crispent...
Photos prises à l'occasion de cette rencontre: au dessus, chère Jeanne s'épanouissant en parlant de Murat sous le regard désapprobateur des deux jouvenceaux, et en dessous, avec l'équipe de Chorus: Jean à gauche, assis, Hidalgo. Pierrot
⚔ Acte IV : Le retour du refoulé
Puisque Cherhal évoque de nouveau JLM, les journalistes de Chorus saisissent l'occasion pour utiliser une déclaration du chanteur comme base de la question suivante. Sauf que Delerm, lui, n'a plus du tout envie de parler de Murat et il le fait savoir. Cette fois-ci, de façon très explicite :
CHORUS : À propos de Murat, c'est lui qui, en substance, nous déclarait dans un précédent numéro : « Si je ne peux plus faire un album à 150 000 balles, je le ferai pour 100 000 et même beaucoup moins. Parce que c'est mon boulot, ce que j'ai envie de faire. » On vous renvoie la question... DELERM : Il raconte tellement de conneries que c'est facile de rebondir sur les trucs qu'il dit. Je n'ai plus envie de le commenter une seule fois. Pour en finir sur ce chapitre : tirer sur tout ce qui bouge, c'est un truc que l'on peut se permettre quand on fait des choses parfaites, ce qui n'est pas son cas. BÉNABAR : Pour une fois que ce n'est pas moi qui dis du mal des collègues ! |
Fermez le ban. On constate que le « mais... » suspendu du premier acte dissimulait en fait une forte irritation et que le désamour de Delerm est à la fois artistique et humain. Cela n'empêche pas la discussion de se poursuivre dans la bonne humeur sur des sujets variés – les sources d'inspiration de chacun, l'humour sur scène, les reprises, les chansons préférées – avant de se conclure sur l'avenir tel que le perçoivent les trois protagonistes. Cherhal veille toutefois à ne plus prononcer le nom de son « idole du moment ».
⚔ So what ?
Quels enseignements peut-on tirer de ces apparitions fugaces mais électriques de JLM dans le cours de cette conversation ? À mon sens, il y en a au moins deux. Le premier, superficiel, est douloureux, mais compréhensible : les déclarations à l'emporte-pièce de Murat sur ses collègues peuvent finir par lasser, même ceux qui apprécient plutôt son travail. C'est le cas de Delerm, mais sans doute aussi de quelques autres, professionnels ou non. A contrario, on peut supposer que ces dézingages répétés le font pénétrer dans la catégorie, tellement prisée par certains, de personnalité « politiquement incorrect » et qu'ils lui amènent ainsi un nouveau public. Les idées politiques d'une partie de ces nouveaux admirateurs peuvent toutefois laisser songeur... [3]
Le second enseignement me semble plus riche et plus intéressant. La distinction opérée par Delerm entre Souchon et Gainsbourg est évidemment abusive : il serait idiot – et ce n'est d'ailleurs pas ce que dit Delerm – d'affirmer que Souchon ne cherche qu'à faire passer des idées sans se soucier de la forme de ses textes, tout autant que de voir dans les chansons de Gainsbourg de simples jeux formels sans contenu. Pourtant, il y a effectivement des A.C.I. qui privilégient le propos, quitte à parfois négliger l'emballage de celui-ci et d'autres qui accordent la première place à la forme, au risque de sacrifier le fond. Pour formuler autrement la même idée, on pourrait distinguer dans la chanson française un courant plutôt tourné vers la narration et un autre vers la suggestion. JLM se situerait alors nettement dans ce second courant. Même lorsqu'il lui prend l'envie d'aborder un sujet précis, comme ce fut le cas sur plusieurs titres de Grand lièvre, il le fait moins en racontant une histoire solidement construite – selon le fameux modèle de la chanson-qui-est-comme-un-petit-scénario-de-film – qu'en agençant des sensations plus ou moins évocatrices. Or, il faut bien constater que, dans notre pays, ce sont très majoritairement les chansons narratives qui deviennent des succès auprès du public. La plupart du temps, le récit est platement naturaliste, mais il arrive qu'il puisse atteindre une dimension poétique. La fantaisie et/ou le surréalisme sont une autre piste – empruntée notamment par Trénet ou Higelin –, mais même dans ce cas de figure, la narration est généralement maintenue. Il me semble qu'à l'exception remarquable de Bashung, peu d'artistes ont réussi à faire des tubes avec des titres purement suggestifs [4]. Le succès récent de Dominique A – futur lauréat d'une Victoire de la Musique ? –, artiste qui a la réputation d'être quelque peu hermétique, confirme la règle : il a en effet reposé sur deux chansons qui ont beaucoup tourné en radio et qui racontent toutes les deux une histoire, pas sur des morceaux difficiles.
Cette « espèce de nimbe irréelle » joliment évoquée par Jeanne Cherhal au sujet des chansons de JP Nataf et Jean-Louis Murat contribue sans doute à la valeur et à la rareté de ces deux artistes. Mais c'est peut-être aussi elle qui les condamne, par une sorte de fatalité, à une relative confidentialité. Les hermétiques mélancoliques ne semblent pas, dans notre cher pays, au bout de leur (parcours de la) peine. « Seuls sont les indomptés ».
Matthieu
1. Polystyrène n°85 (avril 2005). Merci à Didier Le Bras pour la citation.
2. Elle déclarait en effet, en 2003, sur ce blog : « En général, vous voyez, je ne déteste pas les grandes gueules mais taper systématiquement sur les chanteurs d'à-côté, j'ai tendance à trouver ça un peu vain. » Pour connaître les raisons de l'admiration de Jeanne Cherhal pour JLM, on pourra relire l'« Inter-Vious et Murat » n°3, réalisée par Pierrot, à cette adresse :
www.surjeanlouismurat.com/article-inter-vious-et-murat-n-3-jeanne-cherhal-44390670.html
3. On a ainsi vu récemment une publication « anarcho-royaliste » censée représenter « l'extrême droite contre-mutée » (sic) afficher sa passion pour celui qu'elle considère comme un « prophète » luttant contre l'« Empire du Bien »...
4. Je ne demande qu'à être contredit, la rubrique « Commentaires » est là, ci-dessous: il suffit de cliquer pour voir toute la clique des commentateurs...
PHOTOS DE JEANNE : by TANIA ET VINCENT
Photos de la rencontre : by Francis Vernhet
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