Allez, c'est le retour des ARCHIVES... Voici un grand article qui sert de sources importantes à Sébastien Bataille. Une interview au long cours, passionnante, juste avant le déménagement à Douharesse. Pour la petite histoire, Murat y évoque très rapidement sa soeur...
C'est lisible sur le site des inrocks:
LES INROCKUPTIBLES - n° 31 (1991)
"Mon âme de berger"
Dans une bulle très terre-à-terre habite Murat, ce vénusien parfaitement isolé du spectacle musical. Son cirque de "pauvre gars" à lui, bricolé dans la cohésion, est vital pour les rares instants de clarté qui reposent de la peine du parcours. Otez-lui ses chansons sacrées, rythmées par le pouls, il en crèvera. Mais, pour le moment, en ce jour de plein été, le soleil chauffe tout le pays. Sauf chez lui, évidemment : là-haut, dans un hameau agrippé à la montagne, il fait humide et frais. Le brouillard est tombé sur le puy de Dôme comme pour gommer les aspérités, effacer les cols et remplir les vallées. Un paysage de folie douce.
Interview : Christian Fevret
J'habitais en ville, mais j'ai passé les six derniers mois dans une maison ici, à Pessade. Nous sommes juste au-dessous du col de la Croix Morand, qui est devenu le titre d'une chanson. C'était en fait la "Croix du Mourant" au départ, car un type a été pris dans une tempête de neige là-haut et avait juré d'y dresser une croix s'il s'en sortait. Le col s'est longtemps appelé le col de la Croix du Mourant, puis la contraction s'est faite. J'aimais bien cette histoire.
Dans Le Manteau de pluie, les éléments et les animaux sont plus que jamais présents. Le 'cliché bucolique" ne te fait-il pas peur ?
Si. Pour moi, les animaux ou les éléments naturels sont des intercesseurs avec autre chose. Sinon, évidemment, je serais dans le cliché absolu du chanteur régional. Alors que je n'ai pas d'animaux, j'aime trop les animaux pour en avoir. J'ai conscience d'être sur un terrain miné, car je peux facilement être apprécié de façon tordue, consommable pour les journaux de jeunes filles ou les magazines sur la nature : c'est le rapport pornographique tous azimuts, je suis un peu trop fille de joie. Il n'y a pas à craindre qu'un jour ce soit la fin des haricots pour moi. Ce sera aussi ma vie. Je n'ai pas envie de tomber dans tous les clichés sécurisants. Si je dois aller à la catastrophe, j'irai. Mais ça me plaît de faire tout ce que je fais. Je me sens assez d'énergie pour porter toutes les contradictions.
LA CRINIÈRE POUSSE AU LIONCEAU
Selon toi, il n'y a pas de patrimoine Murat à gérer. N'est-ce pas en contradiction avec le fait de vouloir contrôler le moindre aspect de ta carrière ?
C'est juste une histoire de caractère. Ce n'est pas que j'ai peur que Murat échappe à Bergeaud (son état civil}, mais je n'ai jamais fait confiance à qui que ce soit. C'est un truc assez paysan, ça. La fin du monde paysan, c'est lorsqu'ils ont commencé à faire confiance au Crédit Agricole.
On a l'impression qu'au fil des disques, tu parles moins. Avec ce nouvel album, tu sembles de plus en plus apprécier les silences mais surtout les faux silences, un peu comme on dit : faux plat".
Le premier mois à Pessade, je n'ai enregistré que du silence. Je l'enregistrais de 3 h l'après-midi jusqu'à 6 h, je menais les enceintes dehors et le balançais à un autre moment. Jusqu'au moment où je me rends compte que le silence est une rumeur énorme. En le travaillant au sampler, il devient un cri d'enfant, un râle de mourant, un soupir de femme ou un train qui entre en gare. Ça me travaillait tellement que je l'ai fait sur ma voix. Je la samplais et j'en faisais du vent, des cris, un arbre qui tombe, tout. Tu te rends compte qu'il est vain de te prétendre silencieux et de faire des chansons sur le silence.
Tu aimes le silence et les gens qui savent se taire, mais tu es le premier à être un parleur, un bavardeur.
C'est un phénomène assez naturel, un oiseau avec son chant participe du silence. Parler, c'est mettre de l'ordre dans son propre silence. J'ai donc malgré tout la sensation d'être silencieux. J'ai passé six mois à Pessade pour composer les chansons de l'album : l'essentiel a été fait ici, dans la maison qui se trouve derrière cette auberge. Ce qui me travaillait le plus était de transcrire ça, c'est pourquoi j'étais parti avec Le Manteau de pluie du singe, avec Bashô, avec le haïku ou des choses comme ça, qui sont des poésies du silence. Mais en fait, c'est du pipeau.
L'impression de faux plat tient au rythme, en l'occurrence ce mid-tempo insistant et confortable, qui domine tout l'album.
J'aime bien les chansons qui sont menées sur le ton de la conversation, ou d'un échange amoureux. Dès que le tempo est un peu élevé, les chansons te stressent. Le beat parfait, c'est le battement du cœur. Sorti du battement du cœur, je me sens gêné : j'ai l'impression d'avoir une démarche strictement commerciale lorsque j'accélère le tempo. Je pourrais dire tous les textes de l'album tranquillement, sans chanter. Ce tempo lent se trouve sur beaucoup de ballades de rhythm'n'blues. Tous les gens que j'aime bien, les Otis et les Sam Cooke, travaillaient dans ces eaux-là. C'est le tempo de l'amour. Moi, je ne fais que des chansons d'amour et on ne peut pas parler d'amour sur un rythme de lapin mécanique. Ce que j'aime bien chez Neil Conti (le batteur de Prefab Sprout jouant sur Le Manteau), c'est qu'il a le son de caisse claire du batteur d'Otis Redding, Al Jackson. Dans mon biberon, j'avais cette musique et cette sonorité. Ces trucs de rhythm'n'blues mais aussi Wyatt, Cohen : j'aime ce qui n'a jamais été à la mode. J'en reste aux mots, aux mélodies, aux arrangements qui vont toujours dans le sens des mots et à l'efficacité de la rythmique, sans qu'elle soit omniprésente. Mais pour moi, le grand exemple, c'est Prefab Sprout et Talk Talk. A Pessade, pour le travail sur Le Manteau, je n'avais que leurs disques, je voulais viser entre les deux. Je trouve que les mots français vont très bien sur ce genre de choses.
Fais-tu un complexe vis-à-vis des Anglo-Saxons ?
Dans Johnny Frenchman, sur Passions privées, je dis "Attends que la crinière pousse au lionceau", je parlais pour moi. Cette chanson était au départ une lettre ouverte à Costello, car j'avais lu une interview où il nous traitait de minables. C'était à l'époque des Pale Fountains : d'un seul coup, je sentais quelque chose de neuf, que je pourrais aller dans cette direction. Je voyais les Anglais comme des voyageurs modernes, avec une langue invincible mais je leur disais "Attends que la crinière pousse au lionceau", je sentais qu'il faudrait du temps. Ça peut s'apprendre, il faut avoir des connaissances en art poétique, aimer la grammaire, le vocabulaire, écouter beaucoup de musique, trouver son rythme à soi, ne pas se précipiter. J'avais conscience de partir de très loin. Un peu comme le retard de la renaissance française sur la renaissance italienne.
On pourrait penser qu'en vingt ans, le tour de ce genre musical a été fait. On peut soit baisser les bras, soit penser que le genre musical est acquis et que les territoires sont maintenant personnels, intérieurs. Et c'est encourageant, on peut croire que c'est un progrès de civilisation. Plutôt que de juger si le type est bon explorateur, s'il fait du nouveau, il s'agit de savoir s'il fait du vrai. Ici, on est assez fort pour l'exploration intérieure, pour avancer dans sa forêt vierge. On est plus introverti, on a plus le sens du sacrifice. A part quelques exceptions, des gens comme Lennon, eux ont assez peu le sens de la culpabilité. Dans cette espèce de far-west intérieur, on peut être les champions.
Tu parlais de l'influence rhythm'n'blues, il y en a une autre plus surprenante sur Le Manteau de pluie : celle de la musique brésilienne et de la bossa, notamment sur Le Mendiant à Rio.
Tu entends le coq ? Il vient de chanter. Je voulais le garder sur l'intro de La Croix Morand (Plus tard on entendra le chien dont l'aboiement accompagne la même chanson). En ce qui concerne la bossa, c'est pour moi la musique du chagrin. Un souvenir très précis. Tout gamin, je n'avais pas le droit de regarder les films à 20 h 30. Il y avait Orpheo negro qui passait un soir. Je devais être tout triste, pauvre garçon dans mon lit. J'ai passé tout le film l'oreille collée à la cloison et ce fut un émerveillement. Ce que j'étais se trouvait en phase avec ces harmonies et ce tempo. Ça, je l'ai toujours gardé. Je pense que Le Mendiant à Rio est le truc définitif, que je ne ferai plus de bossa. Car il y a une connotation mièvre dans la bossa, c'est pour ça que je dis à la fin "Tu peux te moquer de moi" . beaucoup de gens n'arrêtent pas de se foutrent de moi parce que je fais de la bossa. On croit qu'il y a là une faiblesse élémentaire. Mais Joao Gilberto, c'est la voix que je préfère. Et les mélodies, les harmonies, c'est Antonio Carlos Jobim. Instinctivement, une chanson sur deux que je fais est une bossa, et je sais que ça vient de l'enfance. Michael Franks déteste l'adaptation de sa chanson sur Le Mendiant à Rio. Je lui ai pourtant envoyé une lettre en lui expliquant qu'il avait fait une chanson sur Jobim en tant que Californien et que moi, en tant que Français, j'avais une façon de voir les choses un peu plus cruelle, avec un sentiment de culpabilité.
Tu étais déjà surpris par des réactions morbides suscitées par tes chansons. Peux-tu encore t'en étonner, lorsque tu commences cet album par quelque chose comme "Vois comme je vis mal" ?
Ca va sûrement amener de l'eau à leur moulin, mais je le ressens comme ça : je trouve que je vis mal, donc je le dis, c'est tout.
Est-il déjà un peu plus difficile d'écrire qu'avant ?
Non, j'ai tout de suite l'impression d'être une source infinie, que ça va couler tout le temps. Certaines chansons du Manteau ont été réglées dans la demi-journée. Je ne peux pas vivre sans faire des chansons. Alors que beaucoup assurent leur train de vie. Manset par exemple, ce n'est plus un besoin vital. Ça doit se tarir. Chez moi, tout ça se tarira et il faudra que j'aie alors le courage d'arrêter.
Ton image souffre de quelques collaborations... douteuses. Mylène Farmer dernièrement, qui t'a demandé de chanter en duo. Es-tu flatté ou gêné ?
Flatté. Je ne trouve rien de méprisable dans son succès. On m'a aussi demandé une chanson pour Johnny. En écoutant la maquette, les gens de son entourage m'ont dit "S'il n'y a pas de grosses guitares rock, pour Johnny ce ne sera pas une chanson". J'ai refusé et j'ai repris ma chanson. Je suis boulimique, ça ne remplit pas ma vie de faire des chansons uniquement pour moi. Et je suis un piètre interprète, mon job est plutôt de les écrire. En studio, le moment pénible est lorsque je dois chanter, je n'y prends pas de plaisir. Pour moi, le vrai chanteur c'est Sinatra, ou Johnny Mathis. Même s'il y a des gens qui chantent faux, sans beaucoup de voix et qui sont des interprètes sensationnels.
On sent d'ailleurs que tu as renoncé à être chanteur, pour n'être plus qu'interprète.
Avant, je poussais toujours la tonalité de chaque chanson au maximum, je braillais pendant trois minutes. Alors que maintenant, j'aime chanter comme à la maison, lorsque je ne fais pas trop de bruit et que je cherche. Chanter comme on parle, un peu comme le fait Cohen.
Sans le succès de Cheyenne autumn, ta trajectoire aurait elle été modifiée ?
Lorsque j'ai fait Cheyenne, j'en avais ras-le-bol, j'avais l'impression que c'était un dernier effort. Si ça n'avait pas marché, je pense que j'aurais fait autre chose. Je voulais partir de France. Quitte à arrêter la musique, il me semble. Avec Cheyenne, je me suis rendu compte que ce n'était pas très bon pour moi de faire des chansons, ça me ramenait toujours à moi. Et comme je me voyais toujours un peu en position d'échec, ce n'était pas sain. Avant, je ne savais plus trop où donner de la tête. Cheyenne était encore un album légèrement bicéphale, je mettais un peu d'eau dans mon vin sur certaines chansons, car je n'arrivais pas à intéresser des gens. Je partais à la pêche. Je faisais vraiment ce que j'avais à faire sur les autres, notamment sur celles composées juste avant l'enregistrement, comme L'Ange déchu, Le Venin ou 89. Ça m'a mis dans une voie qui est vraiment la mienne, et je suis arrivé fin prêt pour Le Manteau de pluie.
Ton succès lui aussi est bicéphale : crédibilité auprès des "spécialisés" et succès plus grand public.
Dans l'absolu, c'est l'idéal, mais c'est extrêmement dangereux. J'attends le retour de bâton. Avec les médias, il y a un côté quasi pornographique. A un moment, je vais être jeté comme un kleenex, dans la mesure où je me suis laissé pénétrer tranquillement par tous, des FM aux journaux spécialisés. A un moment, je vais payer. Mais je n'aurai pas tendance à me protéger, je suis prêt à tout. Non, surtout ne pas être frileux. J'ai le choix, mais je vais à l'accident le cœur léger.
PAUVRE CARRIOLE DÉGLINGUÉE
Un thème revient plus que jamais dans Le Manteau, la perte de goût. A quel moment s'en rend-on compte ?
Comme beaucoup de gens, je suis constamment en train de faire des efforts pour apprécier les choses. Dès que je me laisse aller, je n'apprécie rien. Rien ne me plaît, rien. Faire des efforts, c'est me lever tôt le matin, bouffer... C'est aussi essayer de rendre heureux les gens avec qui on vit, ne pas être un poids. Donc je ne vis pas très naturellement, je fais des efforts pour tout. Ce que je peux dire là est un peu exagéré, mais je me sens sursitaire. Déjà tout petit, j'étais comme ça, je crois. Comme s'il manquait définitivement quelques vrais bonheurs de bébé. Un déficit en bonheurs de bébé (rires)... Le danger est de s'apitoyer sur son sort, car c'est le lot de beaucoup. Simplement, ça ressort davantage chez moi car c'est mon terrain d'action.
Qu'est-ce que "l'âme de berger", dans Le Col de la Croix Morand ?
Je suppose que je parlais de la mienne (rires)... Je n'aime pas trop le terme paysan ou agriculteur, je ne connais que le nom de berger. Plutôt que de dire âme de paysan, je dis âme de berger. Là-haut, dans la montagne, il n'y avait que des troupeaux, donc que des bergers.
Le Lien défait est, à la première écoute, la chanson la plus impressionnante de l'album, parce que la plus noire et résignée.
Chaque fois qu'on noue quelque chose, on sait que ça va se dénouer. J'ai fait beaucoup de chansons sur le lien serré, ou sur le nœud serré. On se plaint parce qu'on a l'impression que le nœud est trop serré et puis une fois que le lien est défait, on se sent toujours aussi malheureux.
Tu fais pourtant un effort pour tenir le nœud serré . notamment avec cette volonté farouche d'habiter dans l'Auvergne de tes ancêtres.
Ça, c'est le garde-fou. C'est une volonté de survie, chacun survit avec ses petites choses et moi, j'ai l'enfance. Une espèce de volonté ridicule de vivre ma vie comme j'ai vécu mon enfance. Comme beaucoup de gens, j'essaie de réaliser mes rêves d'enfance. Et souvent, c'est l'enfance elle-même. J'essaye de la retrouver. Tout en sachant, et c'est là que ça devient ridicule, que ça ne sert évidemment à rien. Je crois qu'ailleurs, je m'en sortirais aussi. Ma hantise est de me retrouver avec des valeurs réactionnaires. Ces valeurs de l'Occupation, le retour à la terre, l'agriculture, le monde paysan, être contre le monde industriel, contre les citadins, "On ne peut pas mentir avec la terre". Je sais que je porte tout ça et je m'en méfie. Déjà que je suis assez pour les jacqueries ou ces choses-là.... Je finirai comme je n'ai pas envie de finir. Une espèce d'écolo paysan qui bégaye "Les citadins, c'est de la merde". C'est une pulsion forte chez moi, donc je m'en méfie.
Qu'est-ce qui te fait peur ?
L'exclusion que ça amène. Tu vois bien comment je veux vivre, je n'ai pas envie d'avoir de voisins, d'être emmerdé, d'avoir l'horizon pollué par d'autres. J'ai envie d'avoir toute la vue, de voir perdurer les valeurs paysannes et ça, c'est assez dangereux car tu fais partie du monde, tu ne peux pas essayer obstinément de recréer ton enfance, tu es obligé de vivre au milieu des gens. Je pourrais très bien être citadin, je pourrais m'habituer à n'importe quelle situation. Rendre sa vie multiple, c'est quand même pas mal. Plutôt que d'être un monomaniaque. Je ne veux pas être toujours avec les mêmes rêves. Le monde paysan et la façon dont je voudrais vivre, c'est une douce illusion que je me fais. Ce n'est pas parce que j'aurai cinquante bêtes, trois mouflets, quatre chiens et cinquante hectares que tout ira comme sur des roulettes.
Tu parlais de la peur d'être réac. Plusieurs images illustrent le regret du passé : le paradis perdu, l'ange déchu, le monde disparu.
C'est perdu depuis longtemps. C'est le début de l'album : depuis qu'on a fait vraiment fonctionner notre cervelle, c'est la fin des haricots. Je ne trouve des satisfactions que dans les dernières petites choses qui me restent de l'animal. Etre un humain, je n'y vois que des inconvénients. La curiosité et le savoir m'ont apporté la tare fondamentale, comme à beaucoup de gens : le cynisme. La culture m'a rendu cynique. J'aimerais beaucoup être primaire, ne parler que par grognements et n'avoir que des émotions primaires. Me brûler au feu, me baigner dans l'eau, apprécier l'air, le vent et la chaleur et ne pas chercher midi à 14 h. J'ai l'impression d'être devenu une machine trop sophistiquée qui n'arrête pas de tomber en panne, qui ne peut pas vraiment fonctionner (rires)...
Et qui a trouvé comme seul moyen de s'en sortir le jeu et le cynisme, ces maladies mortelles qui tuent tout. Surtout être cynique, c'est le pire, la tare absolue.
N'est-il pas confortable de se laisser aller à son cynisme tout en le dénonçant ?
C'est difficile de se refaire. Comme dit Cohen, le seul truc est d'essayer d'y voir clair. "Did you ever go clear". Juste d'être propre, ou tenter d'être limpide sur le court terme. L'effort qu'on peut fournir sur une chanson ou sur de petites choses comme ça, c'est un effort pour la clarté dans la simplicité. Un effort de pureté. Ça ne fait pas passer tout le reste, mais après, tu deviens un peu comme moi, boulimique. Je fais des tonnes de chansons. Sur les deux premières années, lorsque j'ai commencé à faire des chansons, j'envoyais des cassettes à mon éditeur. Je n'ai aucune trace de toutes ces chansons. L'autre jour, il a dit à mon éditeur actuel qu'il en avait deux cent cinquante (rires)... Dont je n'ai pas le moindre souvenir. Dès que je suis tranquille, je fais facilement une chanson par jour. Quand je n'ai que ça à faire, c'est un enfer. Si je n'ai pas fait ma chanson dans la journée, je me sens sale. Comme si je n'étais pas allé courir, si je ne m'étais pas lavé ou si je n'étais pas allé aux chiottes. J'ai une chanson là-dessus, un de mes textes préférés, qui s'appelle 'On n'attend que ça' : les trois minutes trente qu'on passe toute sa vie à attendre pour trouver une trajectoire un peu limpide. Un instant de clarté.
Ton cynisme, qu'a-t-il comme cible principale ?
Moi-même et, par conséquence, un peu tout le monde. Je suis quand même extrêmement sévère avec moi et avec mes chansons. Je suis toujours le premier étonné qu'une de mes chansons puisse plaire. Peut être qu'il y a un peu de complaisance là-dedans, mais sincèrement, je trouve que je suis un pauvre gars... Je me fais pitié, quoi. Heureusement que je ne m'appelle pas par mon propre nom, ça m'aide. Souvent, je me dis "Mon pauvre Murat, tu me fais pitié"... Pitié d'avoir peur, peur de vieillir, de vouloir faire le malin en faisant des chansons, de vouloir gagner quatre sous, de vivre différemment, de faire du sport pour m'entretenir, d'avoir mal aux dents, de faire de la sinusite, tout. Etre malade, ça me fait pitié, ça me dégoûte. Je me vois comme un vieil engin pour lequel j'ai un peu de sympathie... Mais je me dis que vraiment...Pauvre carriole pourrave. Et l'esprit pareil, je suis une vieille carriole déglinguée. Ça m'amuse d'autant plus de me voir essayer, en promo, en télé, de passer pour du neuf, alors que je me sens une vieille chose.
C'est donc l'orgueil suprême, c'est qu'on a une très haute opinion de soi.
Bien sûr, ce n'est que ça, une ambition, un orgueil démesurés. Comme à l'école, c'est le "peut mieux faire" qui tue. Avant, c'était les profs ; maintenant, c'est moi. Me voir en truc déglingué fait aussi partie du cynisme, c'est "pour qui tu te prends ?". Car pour penser de moi tout ce que je dis, mais pour qui je me prends ?! J'ai honte d'être uniquement un chanteur de variété, et pourtant je le suis à fond.
PLAISIR ET CHAGRIN SONT COUSINS GERMAINS
Où trouves-tu ton plaisir ?
Il n'y a que dans l'amour que tu peux prendre de la hauteur. Etre avec la fille que j'aime. Il n'y a que dans mon histoire avec Marie que je prends de la hauteur. Bien que ce soit extrêmement compliqué, qu'on ait chacun un caractère de cochon... Moi, je ne me sens vraiment bien que si je peux donner du plaisir à la fille que j'aime. C'est le seul moment où tu ne te poses pas de question, où tu ne te sens pas archi-déglingué. Ce sont des moments à saisir rapidement, parce que tu as toujours l'impression que le plaisir et le chagrin sont cousins germains, que tu prends toujours le plus grand plaisir dans l'antichambre de la mort. Tu es dans le plus grand bonheur, mais tu frôles le plus grand malheur. Parler du chagrin ou du plaisir, c'est un peu la même chose. Le Manteau, ce sont toutes des chansons de sexe, quand même (rires)...
Le même thème revient d'ailleurs systématiquement, sous des métaphores voisines : dans Infidèle, Corridor humide, Gorge profonde, "Les Entrailles vives", même dans Le Col de la Croix Morand.
Oui, quand je dis col de la Croix Morand, c'est vulgaire mais c'est le col de l'utérus, sans problème. Pour Corridor humide, j'étais en studio, j'avais cette nouvelle chanson et je me suis dit que j'allais la faire comme : ça, rapidement... Une fois terminée, je suis revenu en cabine, Marie et quelques copains m'ont dit "Elle est dégueulasse c'te chanson I" J'ai dit "Quoi, qu'est-ce qu'il y a de dégueulasse ?!" Sincèrement, il ne m'était jamais venu à l'esprit que le corridor humide puisse être une métaphore sexuelle. Je le promets, ça m'a vraiment échappé. L'image du corridor humide venait encore de Tarkovski, dans Le Stalker. Je voyais le petit enfant du Stalker passer un corridor, humide comme toujours dans les films de Tarkovski. Ensuite, je me suis rendu compte que lorsque je parle, dans L'Ephémère, de l'humidité chérie des femmes, ça m'échappait, que c'était comme le Corridor humide.
Cette chanson a choqué beaucoup, notamment les filles. En la matière, as tu des barrières ?
Ça ne me plairait pas de choquer une femme avec les paroles d'une chanson. Par contre, il y a des textes que je lis à ma façon, qui me paraissent très violents et vulgaires, alors que personne ne me dit rien, comme L'Infidèle (rires)... Pour moi, la grande intrigue, c'est le plaisir des femmes. J'ai l'impression que la seule fonction à peu près utile de l'homme, ou d'un mec comme moi, c'est de donner du plaisir à la femme, tout en restant totalement étranger à ce plaisir-là. Il me semble retrouver tout le mystère du monde, tout le mystère de nos vies, de la création. Tu es au cœur d'une femme et tu es au cœur du monde. Tu frôles la mort et le chagrin, malgré tout, tu es dans la joie et le plaisir. Mon plaisir, je m'en fous, c'est toujours le plaisir de l'autre qui est fondamental. Je suis à la fois émerveillé et intrigué. Rien de culturel là-dedans. Ça reste strictement animal, mais tu atteins le plus grand moment de spiritualité. Malgré tout, lorsqu'on voit des animaux s'envoyer en l'air, c'est magnifique, parfois beaucoup plus beau que deux grassouillets suants. Les danses d'amour, la fidélité... Conrad Lorenz par exemple, lorsqu'il étudiait ses couples d'oies : c'est à la vie à la mort, toute la vie le même couple sera toujours fidèle.
Si le mâle ou la femelle meurt, l'autre se laisse mourir.
Quand as-tu compris que c'était pour toi une question clé ?
J'ai toujours été fasciné par les filles, les femmes. Même avant que ça puisse être envisagé, sexuellement parlant. Même tout ce qui est féminin dans la nature, carrément (rires)... Tout ce qui est féminin me sidère. Evidemment, une vie ne suffit pas pour comprendre ne serait-ce qu'un peu ce qui se passe. J'y suis souvent allé en scientifique, en essayant de trouver ce qui se passe, ce qui nous échappe.
Les tout premiers sentiments, les tout premiers émois ont-ils été déterminants pour la suite ?
J'étais d'une fidélité absolue, j'ai eu un grand amour pendant très longtemps et il ne s'est jamais rien passé. Depuis tout petit, depuis la maternelle jusqu'à 14-15 ans. Il ne s'est jamais rien passé. Des fois, je me dis que je vis peut-être les autres histoires comme une espèce de dégradation, qu'en amour c'est ce que j'ai vécu de mieux, cet amour chaste. L'amour dans la chasteté, c'est vraiment fort. Quand tu es avec une fille, il y a souvent beaucoup plus à perdre qu'à gagner à s'envoyer en l'air. Et dans l'amour chaste, c'est trouver le plaisir ailleurs. Sinon, il y a une facilité : beaucoup de couples n'ont pas vraiment plaisir à être ensemble, sauf au pieu (rires)... Je me souviens de plaisirs tout cons, comme prendre la main de la fille qu'on aime. J'étais vraiment très romantique, des fleurs, des petits cadeaux, des heures passées à attendre sous une fenêtre, à rêvasser, à ne pas dormir la nuit, à ne pas manger pendant deux-trois jours, à apercevoir l'ombre, un pied, ou une chaussure, ou le cartable posé contre un mur, tout ça. Des choses qui me donnaient énormément de plaisir. Après, comme on va directement au but, il est difficile de régénérer tous ces plaisirs-là. Pour tout ça, je n'ai pas vieilli, je crois qu'on ne change jamais. Ce genre de fièvre, j'espère bien l'avoir jusqu'au dernier jour. C'est à peu près le seul plaisir (rires)... A part le foot et lire L'Equipe, les plaisirs y' en n'a pas à la pelle.
Tu es d'ailleurs passionné au point de te rendre sur place pour suivre les compétitions : la Coupe du monde, le tour de France, les 24 heures du Mans. Est-ce un simple moyen de tromper l'ennui ?
Ce sont des rêves d'enfance. J'ai tellement phantasmé sur tous les trucs de sport sans voir ce que c'était vraiment. C'est une façon d'aller au plus près de sa passion. Mais j'en retire à chaque fois de la déception. J'attends toujours la lune et comme évidemment je ne trouve jamais la lune, je fais toujours la tronche. C'est comme à Naples, lors de la Coupe du monde, au bout de trois jours j'ai dit "On se casse", je ne veux pas briser mes rêves sur ces réalités lourdingues. Le Tour de France, deux jours, ça suffit. C'est à la fois les rêves de l'enfance et un phantasme sur l'héroïsme. Pour moi, tous les sportifs sont des héros. C'est donc aller le plus près possible des héros, toucher le héros. Bernard Hinault, pour moi c'était tout, l'homme le plus génial du monde, et puis le rencontrer, discuter avec lui... Encore que c'est avec lui que j'ai été le moins déçu... Tu te dis "Ah bon, c'est ça..." C'est comme la fille la plus belle au monde, tu la vois le matin et tu te dis "Ah bon, elle pue... Elle pue, elle chie, la plus belle fille du monde,.." (Rires)... Entendre Platini dire "Pardon, où sont les toilettes", ça me dégoûterait (rires)... C'est la déception permanente.
Qu'est-ce qui ne te déçoit pas ?
L'instant où je fais les chansons. Un instant très bref et passager. Mais les seuls vrais instants où il n'y a pas de déception, c'est avec la nature et les animaux. Dans le disque, on se rend compte de tout ça : un lever de soleil, un souffle d'air frais, une fourmi, n'importe quoi, c'est l'émerveillement continuel. Avec les humains, c'est la déception continuelle, c'est le mystère insondable de la femme qui nous ruine la vie. Mais la nature ou les animaux, ça c'est extra, tu t'en lasses pas, tu parles... A part la nature, le reste c'est quand même des illusions. Même quand tu es avec la fille que tu aimes, tu peux te dire que c'est un putain de hasard de s'être trouvé là, ça aurait pu être un autre blaireau. Il n'y avait donc pas de quoi phantasmer là-dessus non plus. Quant au plaisir des disques, j'écoute d'abord par curiosité. Si je suis ému par un disque, j'aime bien comprendre pourquoi. Après, je peux vraiment avoir du plaisir. Les films, je n'aime que les vieux. Je trouve que, lorsque les acteurs et le réalisateur sont morts, c'est sensationnel, tu n'as pas d'horribles déceptions. Les actrices pourraient toutes mourir à 30 ans, on pourrait continuer à phantasmer... Gene Tierney, Daho l'a rencontrée, il paraît que c'est une grande déception... Au fait, Jean Rouch, vous ne l'avez pas rencontré ?! Parce qu'il y a des questions géniales à lui poser! Ils nous cassent les couilles avec leur world music et leurs machins, alors que Jean Rouch, lui, est allé très loin : Cocorico monsieur Poulet, c'est dans les cinq meilleurs films du monde, quand même! Sinon, l'actualité culturelle m'intéresse, normalement. Mais je me dis que le meilleur moyen de développer du mauvais goût, c'est de s'intéresser à l'actualité, notamment à l'actualité culturelle, En ce moment tout particulièrement. Les festivals d'été, Avignon, je ne supporte pas, je t'interdirais tout ça (rires)... Des moitiés de ringards qui ont eu des subventions pour amuser un peu les blaireaux qui sont partis en vacances en août, ça m'énerve. N'importe quel crétin qui monte Le Roi Lear mettant le Roi Lear en barboteuse avec une couche-culotte... Bon, faut pas que je me lance car mon côté réac va ressortir.
LE DÉGOÛT CHIC
Je m'ignore complètement, je ne sais absolument pas quel genre de zèbre je suis. Dès que je dis un truc, je pense le contraire. J'ai l'impression que dans mon esprit, l'eau et l'huile, c'est chacun son tour. Mon angoisse, c'est que les gens ne comprennent pas la contradiction. Ce qui implique des difficultés avec mon entourage.
Les chansons sont-elles entièrement honnêtes, contiennent-elles ces contradictions ? Ou y a-t-il là aussi une part de faux, de jeu ?
Le danger, c'est la complaisance, dans le choix des mots, choisir ce qu'il y a de plus joli dans le paysage. Comme je fais beaucoup de chansons, je saisis beaucoup de moments de ma vie intime. Sur la même sensation, j'ai souvent cinq ou six chansons, parmi lesquelles j'en choisis une. C'est comme si je travaillais au fusain, je n'arrête pas de faire des croquis, j'en choisis toujours un au dernier moment. En multipliant les chansons, j'évite sans doute le problème de la sincérité ou de la complaisance.
Eviter la complaisance, c'est aussi n'avoir absolument rien à cacher dans une chanson ?
Je découvre souvent deux ou trois ans après ce qu'il peut y avoir dans la chanson, ou une facette. L'image première qui sort de mes chansons est une image de moi qui me dégoûte.
Tu n'es pas tenté de cacher tout ça ?
Oh non, dans le dernier album, ça pue, quand même. Physiquement, moralement. Mentalité, choix de vie, destin. Destin pas palpitant. Je déteste me voir en photo : d'un seul coup, tu vois que tu ne ressembles à rien, que la vie que tu sens en toi n'existe pas. Que ta vraie vie est incommunicable. Comme si tu restais toujours étranger à toi-même. La chanson est une prothèse, une jambe de bois. Tu vis tes chansons avec l'illusion qu'elles vont t'aider à vivre ou à y voir un peu plus clair, mais en fait, elles t'enfoncent encore plus la tête sous l'eau. Je n'ai pas à m'en plaindre, je ne suis pas heureux mais je n'ai pas le souci de l'être.
Et s'il devait y avoir une seule chose à bannir de tes chansons ?
Je ne vois pas vraiment ce que je cache. Toute ma vie sentimentale, toute ma vie sexuelle, mon passé sont dans les chansons. Il suffit d'avoir la bonne clé pour y entrer. Cette espèce de dégoût chic est dans les chansons. Chic, car je connais beaucoup de gens qui auraient une flopée de raisons d'être dégoûtés de la vie, des gens simples qui galèrent mais qui ne sont pas en train de baver continuellement sur la vie. C'est donc une espèce de luxe que je peux me permettre. Si j'étais, comme ma ligne était tracée, plombier avec quatre mouflets sur les bras, en train de galérer, au chômage, là oui... J'ai parfois honte, lorsque je viens à Paris et que je vois tous ces gens malheureux dans la rue, moi je suis là avec mon petit malheur que je mets en 33t, je vends des disques en faisant des tronches de trois pieds de long sur les photos, je me dis "Arrête un peu ton char, pour qui tu te prends ? Regarde autour de toi", je me sens quand même ridicule. Donc c'est chic.
Enfant, tu étais déjà quelqu'un qui n'avait, apparemment, rien à cacher ?
J'étais très secret. Je suis d'un monde où tout était caché, enfermé dans des malles. Rien n'était au jour, les gens puaient la naphtaline. Le monde de la France profonde, paysan et auvergnat, le monde du secret, car beaucoup de choses ne se font pas. Ma mère me dit encore souvent que je lui fais honte lorsque je dis certaines choses. Je ne disais jamais rien, car lorsque tu racontais quelque chose d'intime, tu faisais honte à tes parents et à ta famille. J'ai voulu me sortir de ce sentiment de honte, tout dire. J'étais l'introverti type, c'est un gros effort de sortir tout ça, mais indispensable. Avant, j'étais une sorte d'individu bouché.
Tu aurais pu ne garder qu'un souvenir détestable de l'enfance. N'as-tu pas été tenté de la rejeter en bloc ?
Ce qui me retient encore à tout l'univers de l'enfance, c'est que j'ai été élevé par mon grand-père. Il était très silencieux, mais en lutte contre ce monde de l'hypocrisie, du mensonge et des silences de la campagne. Au milieu de toute cette famille, c'était un peu un artiste, silencieux, un sage. Qui buvait comme un trou, mais sage. Qui pouffait lorsqu'il y avait des hypocrisies, qui haussait les épaules, prenait sa casquette et sortait. Bien que je me souvienne aussi de moments où il n'était pas aussi clair que ça... Evidemment, il y avait les parents, tout ça, mais mon enfance c'est chez mes grands-parents et le rapport privilégié avec mon grand-père. Très souvent, j'y pense. Le film que j'ai tourné dans la chapelle de Roche-Charles, c'est pour lui.
Comment te considérait-on lorsque tu étais enfant ?
J'étais le bon élève type, mais de la campagne. Un peu bouseux, quoi. Je sortais plus tôt de l'école, pour aider aux foins. Ça m'a mis de suite à part, c'est de là que vient ma haine du citadin. Il n'y avait que l'amour des filles qui m'intéressait, j'étais le sentimental premier de la classe, qui ne parlait pas beaucoup. De l'enfance, je garde en moi une impression. Mais les individus, les objets, les lieux, je vomis tout ça. Il ne faut pas utiliser les souvenirs d'enfance plus que le parfum. Je ne peux pas m'asperger en permanence. Un peu derrière les lobes d'oreilles, pas plus (rires)... J'avais une sœur, mais avec la différence d'âge, nos souvenirs sont différents... Donc dans mon souvenir, je suis tout seul.
Ton seul rapport avec la culture était à l'école ?
Oui. Mais le gros déclic, c'est lorsque j'ai eu un Larousse à un Noël. Je garde d'ailleurs une culture Larousse, mosaïque, paraît-il (rires)... J'en ai gardé le défaut d'acheter des bouquins en permanence ; une maison avec une bibliothèque a toujours représenté pour moi le paradis. Chez nous il n'y en avait pas, j'avais le petit Larousse, la carte du Tour de France et ma grand-mère qui chantait "Mon Dieu que la montagne est belle". C'est très peu, ça fait pauvre, mais c'était pauvre. Il y avait huit vaches laitières... Mais à l'époque, je trouvais ça extra. A part le Larousse, j'ai lu très tard. J'aime les mots, les définitions. Comme beaucoup de gens à la campagne, ma vraie approche d'une certaine culture, très méprisée par les gens des villes, c'est le Jeu des 1000 F. Et puis en seconde, je me suis retrouvé à Clermont-Ferrand, complètement déraciné. Mes grands-parents avaient été obligés d'arrêter l'exploitation parce que ma grand-mère avait failli se tuer. Interne à Clermont-Ferrand, j'ai découvert autre chose. Un peu avant, un prof d'anglais m'avait filé des bouquins de Gide, j'allais souvent faire mes devoirs chez lui. Il me faisait écouter des disques de jazz et je n'en revenais pas. Car je ne connaissais rien à rien. Si je ne l'avais pas rencontré, j'étais foutu. Je n'avais jamais ouvert un bouquin, d'un seul coup lui m'a fait lire Les Caves du Vatican, en me l'expliquant. Je ne connaissais que la musique de fanfare, puisque je jouais dans l'harmonie municipale, et lui me faisait écouter Miles Davis et Charlie Parker. Au bahut, ça a été l'explosion. J'ai donné des quatre fers (rires)... J'étais fourré à la bibliothèque, je n'avais jamais assez de temps à l'étude, je lisais tout... Je suis allé voir le surgé pour lui demander une salle d'études pour moi, car je ne pouvais pas travailler avec tous ces gens autour de moi. Je suis devenu très ami avec un Américain de San Francisco. Je découvrais soudain tout, Dylan mais aussi Marcuse. C'était le branché avec le bouseux. En première, je trouvais qu'on n'avait rien à foutre, je me suis donc inscrit en candidat libre en terminale et j'ai fait les deux années en même temps, ce qui fait que j'ai passé le bac en sortant de première. C'était la boulimie.
En l'occurrence, la culture t'a sauvé. Comment a-t-elle commencé à te pourrir ?
Je me suis spécialisé dans tous les phénomènes culturels du moi. J'ai dû par exemple trop rester sur Gide. Je n'admirais que ceux qui étaient fascinés, intrigués, terrorisés ou désespérés par leur propre mécanique. Je me suis spécialisé dans les ouvrages techniques sur la mécanique humaine, qui me renvoyaient toujours à la mienne. Comme beaucoup d'adolescents, je croyais découvrir du flambant neuf, du brillant, un palais, je me suis retrouvé avec des ruines. C'est là qu'a été la cassure. Le bourdon ne m'a pas lâché à partir de ce moment-là de l'adolescence, tu penses être illimité. Les années passent et tu te rends compte que tu es limité, d'un seul coup l'élan est brisé. Tu te crois supersonique, tu te découvres coucou à hélice. La culture peut pourrir car elle te donne des illusions. Gide, sublimer le moi, se délecter de ses turpitudes. Faut vraiment être de la graine d'aristo, je pense à des gens comme Proust, ou être un enculé de bourge pour supporter ça.
LE COING ET LA POMME SAUVAGE
A quoi ressemble la ferme que tu habiteras dans quelques semaines ?
C'est une ferme auvergnate typique, parmi les dernières construites, vers 1914. Elle se trouve à l 200 mètres, en haut de la vallée d'Orcival, ancienne vallée des Ours. A vol d'oiseau, je suis à 3 ou 4 km de la terre des grand-parents. Je suis un peu effrayé maintenant d'avoir acheté ça. Maintenant que je l'ai, j'aimerais aller habiter ailleurs. C'est encore le vice de fonctionnement, le défaut majeur. Avoir envie de quelque chose, penser que ça comble, alors qu'en fait ça ne comble rien. Si je veux être honnête, il faut que je parte en courant... Parce que là-dedans, je vais en ressasser des trucs, c'est sûr. J'me vois déjà, tu parles, avec mes bottes, avec mon bérêt... Je vais faire un son et lumières de la vie campagnarde, c'est ridicule... C'est donc peut-être plutôt du caprice, cette baraque. La nature, je l'aime lorsqu'elle me manque. Je ne fonctionne vraiment que sur le manque et sur une satisfaction morbide dans le manque. Je n'aime pas trop être rassasié des choses. Habiter dans un appartement à Clermont-Ferrand, mais savoir qu'on peut y aller. Pour tout l'été, pendant cinq mois, j'ai loué un buron dans la montagne. Je n'y suis pas allé une fois. Savoir que je peux y aller me suffit. Le manque me suffit, c'est ce que je dis dans Le Mendiant (rires)...
Le tournage du court métrage à la chapelle de Roche-Charles, c'est un caprice ?
C'est typique de la boulimie. J'avais terminé ce putain d'album. J'avais avec l'enthousiasme une marge d'une dizaine de jours en rentrant du Tour de France, il fallait que je trouve quelque chose à faire. Sinon, Marie m'aurait emmené en vacances. Vu que je déteste ça, je devais me lancer dans quelque chose (rires)... Entre la décision et la dernière image, douze jours : ça me plaît beaucoup, opération commando. Je cherchais une chapelle totalement isolée en Auvergne. Roche-Charles était un endroit tellement retiré que même les Auvergnats ne le connaissent pas. Il n'y a qu'un pèlerinage tous les l 5 août, un paysan nous disait qu'il y a vingt ans ils étaient trois mille, maintenant ils se retrouvent à trente. Il n'existe pas de route, même pas de chemin, on a traîné tout le matériel, dont un groupe électrogène, à travers les champs. En trois jours, on a enregistré six morceaux dont quatre filmés live pour un court métrage.
Chanter dans cette chapelle, n'est-ce pas une manière un peu facile de convoquer de force les éléments dont tu rêvais comme thèmes de tes chansons : ta foi, l'âme, les anges, la grâce ?
Bien sûr, c'est une façon de me faciliter la tâche avec ces chansons-là. Un peu comme tu emmènerais ta copine se faire saper par Saint Laurent. Tu te dis qu'au moins, les sapes seront bien. Pour l'enregistrement, je me suis dit qu'au moins, Roche-Charles sera bien (rires)... Et puis ça fait longtemps que je veux faire une tournée gothique et une tournée romaine, dans des chapelles ou autres. Roche-Charles, c'est poser une première pierre de cette belle idée idiote.
L'âme, les anges, la grâce, la foi : ce sont juste des mots vaporeux ou correspondent-ils à une réalité plus palpable ?
Assez souvent, je crois. Ce serait une belle réussite de pouvoir attraper ce genre de virus, si une petite flammèche, quelque chose comme le Saint-Esprit, pouvait me tomber dessus. Donc c'est assez sincère, ce n'est pas une commodité, c'est ancré assez profondément en moi. Mais une foi rurale, campagnarde, primaire. Je crois en Dieu un peu comme je crois en les cerisiers, les fourmis, ou les bêtes à bon Dieu. J'envoie toujours des messages quand j'ai une bête à bon Dieu, pas toi ? (Rires)... En Auvergne, c'est l'intercesseur privilégié entre la terre et le ciel pour les enfants. Ce sont de petites bêtes qui ont une ligne directe avec le ciel, c'est extra. Ça et la marguerite, quand tu enlèves les pétales, un à un.
Ces mots sont-ils aussi un remède efficace contre le goût du désespoir ?
J'ai l'impression d'avoir un désespoir comme une bille d'acier, irréductible. Peut-être qu'une autre supercherie s'y ajoute. le fait de ne pas être heureux mais de ne pas avoir le souci de l'être. C'est une espèce de fatalité biologique. Au sortir de l'adolescence, tu te rends compte que le bonheur est la plus grande des illusions, mais aussi que tu ne peux rien faire contre ta biologie : de vrais défauts de fabrication, héréditaires. Du côté de ma grand-mère paternelle, je suis de toute une lignée de vrais mélancoliques, du soleil noir. De vrais migraineux. Je me demande donc bien par quel miracle je pourrais aller contre ça.
Dans les manifestations physiques, mon grand classique, c'est la migraine, comme beaucoup. Un Français sur trois est migraineux, ils vont quand même pas tous se jeter par la fenêtre. Je suis le patraque, Marie tient parfois la liste des maladies que je peux avoir sur une semaine. Je n'arrête pas de me bourrer de médicaments, j'ai toujours peur d'attraper quelque chose.
L'acquis ou l'héritage du désespoir est une chose. Le goût du désespoir, c'est une autre étape.
Le désespoir n'est pas toujours dégoûtant. Ça laisse souvent un goût amer... Mais toi qui aime aussi la rhubarbe, tu comprends. Ça ne me dérange pas de retourner régulièrement croquer du désespoir, ça fait vivre aussi. Ce n'est pas une chose satanique, qui brûle, destructrice. On ne peut pas être pour l'euthanasie de ce truc ultra-vivant en soi qu'est le désespoir. Mais lorsque sur cette base solide de désespoir, tu accumules les déceptions dans ce qui est marginal, dans les histoires d'amour et le reste... Comme une personne se jetterait à la mer parce que son costume trois-pièces est déchiré, parce que "C'est pas bien". Le drame n'est pas de partir, mais le chagrin d'incompréhension que tu laisses chez les gens qui t'entourent. En soi, se barrer c'est rien, mais il faudrait ne connaître personne, ou alors que les scientifiques donnent vite une pilule de l'oubli. Mais ce n'est pas un échec. Dans la rue, c'est plein de suicidés partout. C'est pire que d'arrêter les frais tout de suite.
As-tu frôlé ce sentiment ?
Oh oui, mais je n'aime pas trop en parler, ça fait con : "Moi, mon p'tit gars, j'peux t'en parler, je sais ce que c'est"... Mais ce n'est vraiment pas pour faire le mariole. Je crains toujours d'en parler, car les gens qui le lisent le comprennent ou l'interprètent très mal. Comme si ton désespoir justifiait de faire des conneries. Il ne faut surtout pas laisser penser ça, une connerie pareille te ruine une interview. J'en ai déjà bouffé avec "Suicidez-vous, le peuple est mort" et "La Gamine", ça m'a quand même échaudé, je dois faire gaffe à ce que je dis.
La folie peut-elle être un refuge ?
Régulièrement, dans la journée, je me rends compte que je sors de moi. Je suis dans une pièce, mais la vision que j'ai de moi, c'est du coin, en haut. Je me suis vu partir cinquante fois : le cœur qui ralentit et d'un seul coup, sortir de moi-même, me retourner, me regarder. Je dois me mettre devant la glace, me regarder, et je ne me reconnais pas. Je suis absent. Peut-être est-ce l'indice d'un léger dérèglement, mais bon, chacun se démerde avec les siens. Ce sont des choses dont je ne parle jamais, mais c'est parfois un vrai problème. Ça procure un gros chagrin, car tu ne te reconnais pas. Tu te vois pire que si c'était la première fois, bien pire. C'est triste car tu reconnais quelques petites choses. J'ai la sensation d'être une ruine, comme si j'avais passé vingt ans loin de ma maison, perdu la tête et qu'en revenant, je reconnaissais vaguement quelque chose, sans savoir quoi.
Tu as dit qu'enchanter ton mal était pour toi une nécessité. Peux-tu prendre un vrai plaisir à dire les choses dures en douceur ? C'est l'impression que donne l'album.
Le plaisir se trouve dans le fait de bien le dire dans la chanson. J'en fais beaucoup, je n'ai pas de plaisir dans celles que je ne garde pas. C'est un plaisir d'artisan qui vient si la chanson est réussie. Le vrai plaisir du Mendiant à Rio, par exemple... C'est idiot, mais ça ne me dérange pas d'être un idiot : je me souviens que je chialais comme une Madeleine dans le train. J'avais beaucoup de mal à estimer si c'était un apitoiement sur moi-même et une vraie douleur, ou si c'était de satisfaction, de joie, de dire "Chapeau, mon gars, pas mal celle-là". C'est toujours dans cette marge indéfinissable. Est-ce qu'on pleure sur soi, de désespoir, ou est-ce des larmes de joie parce que la chanson est réussie ?
Pour l'auditeur, c'est un plaisir très jouissif d'écouter les choses dures dites en douceur.
C'est ce mélange que j'aime aussi. C'est de la rhubarbe et de l'abricot, du coing et de la pomme sauvage. Et ma foi, ça donne d'assez bonnes confitures de mélanger l'amer et le doux.