Publié le 13 Septembre 2024
Au printemps dernier, en haut de la Puy de la vache, nous avions pour mission de parler de l'ancrage de Jean-Louis Murat avec une journaliste. De cette cogitation est née l'envie chez Florence d'aller plus loin. Son amour pour l'Auvergne est plus ancien que celui pour Murat, mais les deux sont désormais intimement liés. On le devinera aisément à la lecture de ce texte, qui nous permettra de patienter en attendant la thèse universitaire promise sur le sujet.
Photo : V. Jeetoo
Jean-Louis Murat en sa contrée
D’une œuvre aussi ancrée dans un territoire, il est tentant de faire un but de visite, de promenade. Monter à la roche Vendeix, regarder couler la Dordogne, saluer la Dent de la rancune, passer le Col de la Croix-Morand, découvrir la Tuilière et la Sanadoire depuis le puy de l’Ouire, et désormais déposer un bouquet de fleurs des champs sur un portail fermé à Douharesse…
Puy de l’aiguillier
A les écouter chantés, ces lieux nous semblaient familiers, et pourtant, alors que leurs formes s’offrent au regard, on les découvre. Ils étaient un nom, un horizon, un espace ouvert : on avait fait le reste. Pas d’image précise, de tableau à mettre en regard avec la réalité, comme on en trouverait sur les chemins d’Etretat ou de Saint-Rémy de Provence. On en avait rêvé comme on rêve sur une carte. Ils se dévoilent, tout neufs. Mais on les reconnaît. Les lumières, le climat. La façon dont ils sont habités, par les hommes et les bêtes. Le rapport à cette terre, ce ciel grand ouvert, ou enserré dans le brouillard et les nuages.
Et si, comme le dit Julien Gracq, « tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche », très vite le parcours balisé devient flânerie, au gré des chemins de traverse, des perspectives qui s’ouvrent à chaque virage, derrière chaque col, après chaque sommet. Alors arrive la joie de découvrir par hasard d’autres lieux-dits, hameaux, sources dont le nom résonne, d’avoir mis sans le savoir ses pas sur des chemins familiers. De faire connaissance avec un paysage déjà tant de fois arpenté en imagination.
« L’Auvergne, je m’en fous complètement !» avait pourtant lancé Murat, jamais avare de paradoxes et de provocations, et fatigué sans doute de lire les éternelles périphrases l’enfermant dans cette spécificité du chanteur régional. « Le barde auvergnat », « le troubadour arverne »… Nous voilà sur un terrain déjà largement labouré. Au-delà du relevé patient des lieux qui émaillent les chansons, de leur cartographie minutieuse, reste toutefois à essayer d’examiner comment dans cette petite forme de la chanson, Murat dessine tout un monde, comment il rend à ce point sensible son territoire familier, et ce qu’il y a en effet d’injuste ou paresseux à le réduire à l’artiste du terroir, « le chanteur AOC » souriait-il.
Les travaux et les jours
Le paysage auvergnat chez Murat, c’est d’abord celui du quotidien, un territoire façonné par ceux qui y vivent, y travaillent, y aiment. Leurs gestes et leurs préoccupations le dessinent, au rythme du temps et des saisons : dans les chansons de Murat, « il fait grand beau partout on fane », « d’estive rentrent les troupeaux », on soigne le veau dans l’étable, il faut couper les genêts, on s’inquiète du bois pour l’hiver ou du manque d’eau… On va pêcher dans le ruisseau des grands moulins, dormir dans la bruyère, fêter la Saint-Jean, ou regarder le taureau bander. « L’almanach amoureux » égrène de dicton en dicton l’année des paysans, avertit, enjoint, s’exclame : « mieux vaut chien enragé que chaud soleil en janvier », « Si tu veux bien moissonner, voilà l’heure de semer », « Nom de Dieu déjà septembre, fainéants peuvent s’aller pendre »… Cet almanach amoureux, Murat le file dans bien d’autres chansons, où l’amour se vit lui aussi dans la succession des saisons : dans « Sévices amoureux » par exemple : « L’hiver vient contrarier nos jeux Dès novembre et décembre tu retrouves tes collants bleus… L’automne passe la main, mets au chaud le bout de tes seins… Vive le printemps prochain ces jupes libèreront tes reins », ou encore « J’ai fréquenté la beauté », « tout un mois de juillet », et « tout un mois de janvier, Nuit et jour il neigeait autour ». Dans « Pluie d’automne », il promène sa mélancolie « en forêt... peine vaine, bois mort et genêts », dans le souvenir de l’amour passé « jachère brûlée, terre fière, nature de juillet ». L’hiver donne lieu dans plusieurs chansons à des peintures mélancoliques ou inquiètes. « L’Ouire est blanc il a neigé… tous les skieurs sont enchantés… Mais peu me chaut » chante Murat. La sagesse populaire de l’almanach amoureux a beau signaler que « An de neige sera toujours un an de bien », cet hiver interminable est, Murat l’a dit en interview, un des inconvénients « d’être né quelque part, entre Tuilière et Sanadoire ». « Il neige », répète inexorablement la chanson éponyme, qui peint un cadre familier recouvert peu à peu d’un manteau uniforme, comme soumis à une divinité cruelle, enterrant toute vie et refermant tout horizon. Tableau en blanc, noir et rouge, la chanson isole des silhouettes et des ombres inquiétantes, « chasseur accroupi dans la neige, gorge de loup dans la ténèbre », et fait pressentir la violence qui couve dans ce grand ennui de l’hiver : « il n’y a place que pour le silence, au couteau sur ta chair blanche ». Alors, le printemps même devient une perspective fragile et incertaine. « Dis Valentin, est-ce que le printemps revient » s’inquiète « L’almanach amoureux ». Même souhait dans « Le chat noir » : « Que l’espoir laisse au printemps, chanter la grive passer le givre, Que l’espoir laisse au printemps passer la neige en tourbillonnant ».
Chaudefour
Tous mourus
Âpre vie dans ces montagnes, et ce paysage est celui d’un mode de vie qui peu à peu s’efface. Certes, vaille que vaille continue à survivre un rapport ancestral au lieu, au temps, à la terre : à Chamablanc, indifférents à l’avion qui les survole, s’accomplissent encore les gestes anciens, « Cuire la rhubarbe pour le petit, qui a toussé toute la nuit », « soigner le veau de l’enragée ». « Nous avons d’un courage constant maintenu notre vie d’avant » chante Murat dans « Entre Tuilière et Sanadoire ». Pourtant le constat parcourt nombre de chansons : chaque jour amène un suicide (« Tous mourus »), « il faut vendre la terre, il faut vendre les prés », « c’est la fin du village », « méconnus les rires d’enfants (...) dans ce pays qui n’est plus qu’un mouroir ». Cette désaffection se lit dans le paysage, lorsque « faudrait nous couper les genêts » qui gagnent sur les champs et les prés, ou que ne restent que « les ronces », puisque les vieux s’endorment, on n’arpente plus la montagne. Les chansons se font alors lieu de mémoire, où se conserve cette « vie d’avant ». Le film En plein air, tourné dans la chapelle de Roche Charles, s’ouvre sur des phrases en patois, la voix de la grand-mère de Murat. Il explique : « Elle raconte une journée type de sa jeunesse : le fenaison, etc. Ces derniers temps, je remplis des cassettes entières avec ces souvenirs. Avec elle, c’est toute une époque de la paysannerie qui disparaîtra ». Soucieux de conserver des traces de ce temps et de cette langue qui s’effacent, Murat a également enregistré « Le pastrassou dien sa tsabano » (Le berger dans sa cabane »), sur un texte de Joseph Canteloube. Dans Babel, il donne à un des sommets de l’album un titre en patois, « Mujade Ribe », et fait entendre le parler et les préoccupations des paysans de Chamablanc : « Martin vient nous aider demain, Il sera tôt si le temps nous tient... Y a si peu d’heures à ramasser ».
“Le pays premier”
« Dans le pays où je suis né » scande cette chanson. En effet ce territoire est celui de son enfance, les « pays premiers » dit Marie-Hélène Lafon, avec lesquels elle entretient « un rapport nourrissant, charnel, vital ». Dans une passionnante interview croisée avec Jean-Loup Trassard, Murat affirme de son côté : « Le paysage de l'enfance se décalque à l'intérieur, sur l'âme. ». Il qualifie la vallée du Vendeix, où il a vécu petit, de « berceau », et rappelle – il le dit dans « Montagne » - que sa famille était appelée Bercail. Ses souvenirs irriguent ses chansons, la plupart du temps sous forme d’allusions ou d’images, « Le Mont Sans Souci » étant une des rares exceptions qui le voit céder à la tentation du récit. Murat évoque dans au moins deux chansons le Ciné-Vox de la Bourboule, ou parle dans « Fort Alamo » de « La Belle Ozo », un des poneys qui transportait les enfants des touristes. Les « clarines bleues » de « Chagrin violette » le renvoient à l’enfant malheureux qui s’enivrait de leur chant. Le temps se retourne, les chagrins resurgissent, et avec eux des voix du passé : le petit garçon qui vivait auprès des vaches, qui demande « Dois-je donner aux bêtes » et réclame « Garde-moi la peau du lait », mais aussi des phrases en patois dans « Mujade ribe » et « Le voleur de rhubarbe ».
Arpenter les lieux, c’est donc remonter le temps, plonger dans les souvenirs. « Le voleur de rhubarbe » déroule, entre Lusclade, la Compissade, le Rocher de l’Aigle et la Fontaine salée les rêveries du « petit Bertzo ». Devant la Dordogne, comme au cours de la promenade avec Aurélie Sfez pour l’émission A la dérive, son « cœur étonné revit ses étés au Vendeix ». L’image de la maison d’enfance dans Babel amène avec avec elle le souvenir du « sang noir », la « viande crue », déjà présents dans « Perce-Neige » et « Accueille-moi paysage ». Les interviews de Murat sont également riches de souvenirs et de réflexions sur le lien entre paysage et mémoire. Dans sa conversation avec Jean-Loup Trassard, elles découlent d’un mot : « Vous ne trouvez pas aussi que le mot de remembrement est drôlement vicieux ? Il y a la remembrance, le "remember" anglais, le souvenir. Donc, la racine de remembrement est le souvenir, alors que le mot dit le contraire. Comme vous le dites, le souvenir et l'émotion passent beaucoup par la reconnaissance intime d'un paysage. Dès l'instant où on y touche, on bouleverse nos souvenirs. »
Epaisseur du temps
Le passé qui persiste, souterrain et têtu, c’est aussi celui des contes et légendes. Les lieux dans les chansons de Murat sont souvent traversés de récits ou empreints de spiritualité. En 2008, au cours d’une conversation avec les lecteurs de Télérama, il parlait de sa « foi rurale, campagnarde, primaire » : « Je crois en Dieu un peu comme je crois en les cerisiers, les fourmis ou les bêtes à bon Dieu, pas toi ? (rires) ». Jean Théfaine raconte comment, au cours d’une de leurs rencontres, il l’a vu ramasser une croix en granit, de celles qui jalonnent les chemins et les carrefours de sa région, pour la mettre près de sa maison. Lui qui disait admirer chez Bob Dylan sa quête spirituelle, qui affirmait sur FR3 en 1993 : « Je maintiens que la vraie chanson a une vocation de prière », il a chanté la vierge d’Orcival, investi la chapelle de Roche Charles pour l’album En plein air, et revient dans son œuvre vers des pôles qui semblent l’aimanter. Dans « Col de la Croix-Morand », devenue emblématique, il évoque ce point de passage battu par les intempéries, balayé par les tempêtes de neige, et particulièrement dangereux puisqu’« à la Croix-Morand il faut un homme tous les ans » dit le dicton. Il représente un lieu de solitude et de dénuement extrêmes, auquel il s’identifie dans la mort même : « Quand à bride abattue les giboulées se ruent, Je cherche ton nom. Oh je meurs mais je sais que tous les éperviers sur mon âme veilleront… Dans mon âme et mon sang col de la Croix-Morand je te garderai ». 23 ans plus tard, il y consacre une autre chanson dans Babel. Sous son autre nom de « Col de Diane » (Dyane dit la carte) il devient alors le théâtre d’une quête érotique et mystique désabusée : « au col apercevoir la dame », « en forme noire embrasser Diane », « Au pont de la mort trouver son âme »…. « faut pas y compter ». Passant par le col, si on va de Pessade à Courbanges, on descend vers un autre lieu hanté : le lac Chambon, dominé par la Dent du Marais ou Saut de la pucelle. La légende dit que, pour échapper à la poursuite d’un seigneur, une jeune fille a sauté du rocher. Arrivée au bas saine et sauve, elle est allée se vanter du miracle, et a sauté à nouveau – chute mortelle, cette-fois ci, Dieu l’ayant récompensée pour sa foi et sa vertu mais punie pour son orgueil. Le souvenir de ce saut hante le marcheur de « La petite idée derrière la tête », et « Noyade au Chambon » dans Babel en reprend les motifs : elle raconte comment une jeune fille saute dans le lac pour échapper à un jeune Allemand qui voulait lui faire violence. Cette chanson semble d’ailleurs exemplaire de l’épaisseur du temps chez Murat : dans un disque où il arpente son territoire familier, et convoque son passé, il raconte un fait divers qu’il situe pendant la guerre (quand « Le maquis tenait Bozat, tenait le château des Croizat »), et qui semble une réécriture de la légende. La forme même de la chanson, rythme et orchestrations, l’associent à un conte ou une ritournelle populaire.
Magie des noms
Habité, hanté, parcouru de récits et de souvenirs, ce paysage paraît donc extrêmement sensible, et même charnel à l’auditeur. Et pourtant, on peinerait à trouver de réelles descriptions dans les chansons. Il semble que Murat pourrait souscrire à cette phrase de Philippe Jaccottet dans Les Semaisons : « Je ne veux pas dresser le cadastre de ces contrées, ni rédiger leurs annales : le plus souvent ces entreprises les dénaturent, nous les rendent étrangères ; sous prétexte d’en fixer les contours, d’en embrasser la totalité, on les prive du mouvement et de la vie ; oubliant de faire une place à ce qui, en elle, se dérobe, nous les laissons tout entières s’échapper ». La vue d’ensemble du pays de Murat, on la saisit vraiment sur la carte qui accompagnait la sortie de Babel : au centre, la Bourboule et le Mont-Dore, tout autour des puys et massifs grossièrement griffonnés, des traits et flèches comme pour marquer les chemins ou les points d’arrivée et, principal élément structurant, deux épais traits bleus pour le Vendeix et de la Dordogne.
Dans ses chansons, pas plus soucieux de topographie ou de peintures précises, Murat procède plutôt par notations ponctuelles, et joue sur les changements de point de vue et de perspectives. Il dessine de vastes espaces, des lignes générales, la terre, le ciel, les horizons : « la prairie », « mille hectares de forêt », « les foins, les genêts », « les champs, les forêts », « les monts », « la large plaine »… Dans ces étendues, il isole des éléments, points de repère, traits saillants, ou silhouettes, ouvrant parfois, de façon métonymique, à tout un espace : « le rocher », « nos roches » « le château », « le cerisier », l’« abreuvoir », « les cornes des bœufs », « un troupeau, un enfant », « cavalier sous la pluie »... Avec la justesse de celui qui le connaît intimement, il dit aussi son paysage par ceux qui le peuplent, animaux et végétaux : narcisses, myosotis, reine-des-prés, camélias, jean-le-blanc, chardonneret, faucon cendré, milan noir, ferrandaises, renards ou mouflons. Finesse du regard de celui qui peut appeler tous les oiseaux par leur prénom, mais aussi belle confiance en la magie de la langue et la puissance d’évocation de ces noms (la reine-des-prés, tout de même !) Et que dire des noms de lieux, constamment présents, Courbanges, Les Longes, Chamablanc, la Dent de la rancune, l’Ouire, l’Aiguillier, Lusclade, le Crest, qui à eux seuls ouvrent tout un monde ? Nommer : faire entrer avec lui, de plain pied, dans son univers familier. Ouvrir grand l’espace de la rêverie. Tout un monde en germe dans cette petite forme de la chanson, qui se déploie dans l’imagination de celui qui écoute.
« Le printemps me sert de lieu » 1
Faire imaginer, faire sentir : Murat rend aussi sensible le paysage par les sensations qu’il procure, parfois dans une dimension synesthésique, quand il parle du « chant des clarines bleues », la nuit. Un vers, une notation, et voilà posé un climat - y compris au sens météorologique du terme - quand le lieu est d’abord une présence physique : dans la « pluie du matin », le « printemps pluvieux et chaud », le « vent chaud » venu d’Espagne, la nuit qui « nous tient en ciel d’orage »... avec la fièvre qui saisit quand embaument « les senteurs de juillet », le « parfum d’acacia au jardin » ou l’odeur de la femme aimée au verger… les mains trempées dans l’eau à Fonsalade par un mois de mai brûlant, le « ventre nu sur le gazon », la saveur du « lait au goût de réglisse et d’airelle » ou la première framboise à savourer… ou à écouter le « grand silence de printemps », la « drôle de chanson » du coucou en haut d’un hêtre. Parfois d’ailleurs on l’entend, cet univers familier, chants d’oiseaux, clarines, aboiements de chien dans Toboggan, Mockba, Le Manteau de pluie. Morceaux atmosphériques, où la musique, les arrangements, le chant murmuré nous immergent dans des espaces singuliers. « Le lait des narcisses » nous entraîne même sur des pas qui crissent sur un chemin, alors que coule goutte à goutte l’eau de ce que j’ai toujours imaginé comme la neige qui fond au soleil. Et surtout, Murat porte une attention constante à la lumière, à la qualité de l’air : « pleine lune au mois de mai », « dernière étoile s’enfuyant vers le Fohet », « gorge de loup dans la ténèbre », « les soirs illuminés entre les cornes des bœufs ». Le « ciel rougeoyant en soirée », le soleil qui « se lève ensanglanté », « la pénombre de juillet », « l’ombre épaisse de la tour », « la nuit des forêts ». Le brouillard qui « déjà (...) noie les grands moulins », les Combrailles qui s’embrasent au loin, ou la lumière (sans doute surnaturelle, celle-là) qui s’est posée sur une fille dans « Mujade ribe »...
« Apprends à trouver le chemin »
Poète du monde sensible plus que topographe, Murat n’en peint pas moins des espaces orientés, parcourus de lignes de forces, le cours des ruisseaux ou les pas du marcheur. Sans cesse le paysage est saisi dans le mouvement de celui qui l'arpente : il s’agit de partir dans la direction du Crest, prendre par Lusclade, marcher de Courbanges à Pessade, suivre le chemin des poneys, aller au Servières se rafraîchir, fréquenter la beauté par les champs les forêts, marcher dans la montagne en ce joli mois de mai, y courir et siffler le renard, apprendre à savoir s’orienter... Les lignes directrices sont également dessinées par les ruisseaux et rivières, omniprésents : d’abord le Vendeix et la Dordogne, lieux de rêveries de l’enfant, de méditations de l’adulte, mais encore le Chavanon, le ruisseau des grands moulins, le Sioulot… Les cours d’eau matérialisent aussi les forces souterraines qui traversent le territoire : la Dordogne de la chanson éponyme gronde au sein des profondeurs de la terre d’être « crachée sur terre », « du fond de l’enfer » ; des sources jaillit une eau « salée », ou avec laquelle on soigne les enfants malades aux thermes de Choussy; elle sort brûlante de la « Faille » gardée par « la fée des eaux ». Le vent court lui aussi sur les plaines et le long des vallées, comme « le vent d’ecir sur la Limagne » dans « Les hérons »; dans « Mujade ribe », « en souffle d’homme sur la Dordogne qu’il remonte en courant », il annonce l’orage qui déjà « gronde au Chavanon ». Murat dit la violence, le feu qui peut traverser son pays, lui qui évoque souvent l’orage (et disait aimer sortir sous le déchaînement des éclairs). Il rappelle même les puissances géologiques qui l’ont façonné, lorsqu’il parle de « l’empreinte du glacier » dans « Le voleur de rhubarbe ». Prenant à rebours la métaphore convenue attachée à la source et au ruisseau, il qualifie de « vieux » le cours d’eau qui « part en chantant » dans « Le jour se lève sur Chamablanc ». [NDLR : sur le thème de l'eau]
Au dedans de moi
La Dordogne : « Fureur muette au cœur de mon être ». La puissance de cette terre fait écho à une violence intérieure, le paysage est le reflet de celui qui s’y mire, et Murat reprend toute la tradition poétique du paysage état d’âme – à moins que ce ne soit l’inverse. Quelques exemples, mais on pourrait les multiplier : il compare son âme triste à la jachère dans « Perce-neige », peint dans «Démariés » le paysage glacial et inquiétant des adieux : « Jeune fille s’en va dans sa pluie de flocons bleus / Vers le dernier ravin où s’aventurent les loups ». Il souhaite dans « Je voudrais me perdre de vue » « pouvoir regagner la prairie avant la tombée de la nuit », se demande dans « La tige d’or » « Qui a fait ce fond de ravin dans ma verdure ? » ; ou encore, marchant de Douharesse au Guéry, de l’aube au couchant, il se retourne sur sa vie dans « Le chant du coucou ». Après une course vive, qui le voit fouler « d’un pas moderne le chiendent et le mouron », insulter le coucou chanteur, il finit par se « baigner nu, dans l’eau noire des regrets ».
"L'Indien" - photo: V. Jeetoo
Mais lorsque les courbes et les reliefs dessinent des visages et des corps, le paysage s’anime et palpite de désir. Véronique Jeetoo raconte que Murat appelait « L’Indien » le profil de la Sanadoire vu depuis Douharesse ; Roger, son ami d’enfance lui montrait depuis le col de la Croix-Morand l’horizon du Guéry comme un corps de femme. Car ces montagnes, ces vallées sont avant tout féminines, et Murat les peint avec une extrême sensualité. On y fait l’amour, sous un séquoia au parc Fenestre, au Mont sans souci, ou « nu parmi les genêts ». Elles sont parcourues d’eaux courantes, sources, ruisseaux et rivières, élément féminin chez Murat comme chez Elisée Reclus qu’il admire. Comme le Rhône et la Saône se mêlent s’étreignent les amants, « ventre contre ventre » dans « Pluie d’automne ». Et c’est au cœur du chemin creux que Murat trouve la fontaine dans « Au dedans de moi » : « Au-dedans de moi ta rivière, Au-dedans de moi ta liqueur, Au-dedans de moi ta fontaine, Au-dedans de moi tes merveilles, Par le chemin creux ta fontaine ». Sexuelles aussi, les fleurs. Murat parle de « se cueillir en narcisse », évoque dans « Colin-maillard » le désir impatient de voir « le grand lys au fond de la vallée », veut « sucer la fleur secrète ». La femme aimée est « reine des bois, des ronces et des genêts », le contentement de la lady est « anémone du soir », ou « rond comme un pommier ». Encore une fois, le jeu avec les noms opère aussi ce déplacement, parfois avec malice, lorsque Murat chante « Montboudif lui dit plus trop », ou qu’il indique avec un aplomb imperturbable au réalisateur de son clip : « Col de la Croix-Morand ? Col de l’utérus ! » Le Mont-sans-souci, centre équestre sur les hauteurs de la Bourboule où il situe ses amours avec une jolie infirmière, est aussi (d’abord ?) le sexe féminin.
Au-delà encore de cette projection, il montre un paysage qui le façonne, et avec lequel il finit par se confondre. La Dordogne est « source de (s)a vie » ; il se dit montagne dans Vénus: « Oh ! Vois, j'ai dans les yeux le bleu de l'eau des montagnes, dans ma voix l'accent des gens de montagne ». C’est l’espace de son « âme », mot qui revient de façon obsessionnelle dans « Col de la Croix-Morand ». De cet accord entre l’âme et le paysage, il passe par la suite à une véritable fusion. Dans « Parfum d’acacia au jardin », le mort n’est plus sous la garde des oiseaux, mais emporté avec eux : « j’ai su que mon tombeau serait une hirondelle ». Et dans Babel, l’âme n’est plus cette entité vague, ce mot employé de façon un peu convenue, elle a un lieu, est un lieu : « Le siège de l’âme c’est la forêt, sans les larmes, sans pitié… Le siège de l’âme c’est la forêt, le brouillard, les genêts ». Dès « L’ange déchu », il demandait : « Fais de mon âme une branche, de mon corps un talus » Comme le notait Agnès Gayraud au Fotomat, c’est dans la nature, le paysage que semble finalement se trouver toute transcendance. Le mourant appelle d’ailleurs à s’y fondre : « Accueille-moi paysage, accueille mon vœu, Fais-de moi paysage un nuage aux cieux ».
Rêveries géographiques
Dans cette façon singulière de présenter son paysage, elliptique et précise, rêveuse et puissamment évocatrice, dans son appel constant à l’imagination et la rêverie, Murat compose une œuvre solidement ancrée dans un territoire, et qui simultanément s’ouvre à tous les horizons et les imaginaires, du présent vers le passé, d’ici vers l’ailleurs. Grand voyageur, il reconnaît loin de chez lui des paysages amis, qu’il comprend intimement. Dans Taormina se mêlent et parfois se confondent les paysages siciliens et auvergnats, tous hantés par la mélancolie et l’omniprésence de la mort, à l’ombre des volcans. « Caillou » ouvre l’album : « Tout ce qui mène au tombeau ici bas devient beau, fait la mélancolie des gens de mon pays », et « Taormina » répond en écho : « A Taormina, je mesure ma peine ». Les vastes plaines, les horizons lointains s’élargissent aux deux pôles entre lesquels naviguent son œuvre et ses sources d’inspiration, l’ouest américain et l’est des moujiks. Murat, grand amateur de westerns, donne à un de ses premiers albums le titre d’un film de John Ford, et les grands espaces américains parcourent toute sa discographie, du « Troupeau » à « Géronimo », avec un déplacement notable des cow-boys vers les Indiens auxquels il s’identifie. Dans Cheyenne Autumn, on entend aussi la voix d'Andreï Tarkovski; les grandes étendues, ce sont aussi celles des steppes, pour celui qui se rêve en moujik, ou de l’immense forêt de la taïga chantée dans Le cours ordinaire des choses : dans l’hiver interminable, la neige qui tombe sans cesse, s’élève la plainte du « monde d’en bas », pour implorer le retour de la lumière. Les espaces se chevauchent régulièrement, lorsqu’il voit par exemple « une mêlée d’Indiens » au milieu des narcisses et jasmins dans « La Chanson du cavalier », et l’Histoire s’invite bien souvent au détour des chemins. Dans « Michigan » se mêlent ainsi les massacres des Indiens et l’épopée napoléonienne : « je vois nos os mêlés à la prairie », « est-ce que je vois l’armée de Napoléon ? ». Ouverture enfin, choc fécond, ses références et modèles. « La plus haute tour » de « La chanson du cavalier » convoque Rimbaud, dans la « noire Sibérie » de « La surnage dans les tourbillons d’un steamer » surgit un vers de Louise Labé, « La fille du capitaine » rend hommage à Pouchkine… Même Babel, son « disque AOC » disait-il, est né d’un ailleurs géographique et temporel, la lecture à ses enfants de L’Île au trésor de Stevenson. Enfin c’est sur une musique anglo-saxonne qu’il chante ses territoires intimes : « John Lee Hooker à la sauce Cropper résume à merveille toute l’inspiration de Murat, tantôt funky, tantôt blues », écrit Antoine Couder dans Foule romaine. « Un folk avec des échardes, boueux » nous disait joliment Agnès Gayraud lors de sa conférence au Fotomat. Et en effet, la langue de Murat est volontiers rugueuse, elle saute joyeusement du très littéraire au très trivial, ce qui l’éloigne là encore de la littérature régionaliste telle que la définit Hélène Lafon : « le roman de terroir joue à l’évidence sur la corde nostalgique ; on y subit des épreuves, on les affronte, et on est finalement consolé, caressé, le tout dans une langue bien écrite, pas trop ébouriffée. ». La nostalgie est certes loin d’être étrangère à Murat, elle revient à longueur d’interviews, mais c’est plutôt de la mélancolie qu’expriment ses chansons, avec la conscience aiguë du caractère éphémère de toute chose. Et il me semble bien le retrouver dans ce travail au corps-à-corps que raconte Marie-Hélène Lafon : « je ne pouvais pas manger de ce pain-là ; il y avait trop d’âpreté première, native et définitive, à étreindre, à affronter, mâchouiller, ruminer... »
Puisque les noms donnent un tel élan à l’imaginaire, comment Murat a-t-il rêvé les siens ? Bergheaud-Murat, son âme de berger, enraciné dans son pays d’enfance, son bercail... Murat-Bergeaud, qui se rêve en maréchal d’Empire, et par la magie de cette racine bergh étend les siennes jusque vers le grand nord et la Sibérie...Voilà qui excède décidément toute clôture géographique et temporelle !
1- « Le printemps me sert de lieu »: cité par Martin de la Soudière dans son ouvrage Arpenter le paysage
photo : F.Loriou
Merci à Didier Le Bras et Pierrot, au site Muratextes, à Patrick Ducher et Florence Couté pour leurs précieuses transcriptions d’interviews, Jean-Louis Murat, le ramasseur de myrtilles, à Agnès Gayraud, pour sa conférence au Fotomat le 22 juin, à Arpenter le paysage de Martin de la Soudière, au Pays d’en haut, de Marie-Hélène Lafon et Fabrice Lardreau.
Florence D.
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Un grand merci à toi, Florence! Merci pour ce "corpus" que tu constitues.
Pour aller plus loin:
Les cartes muratiennes (les lieux cités par Jean-Louis Murat)
Les articles de Florence déjà parus:
- Les mots de l'eau (Elisée Reclus)
- Inspiration VS NAIPAUL.
- Compte-rendu "Rencontre Jean-Louis Murat à la médiathèque de Rosny"