Paix à Gueret, Guerre à Paris
Publié le 18 Novembre 2015
Notre correspondant de paix a enfin retrouvé le chemin du travail... Il nous livre à nouveau un texte dont il a le secret sur une soirée oh combien particulière... Sans commentaire de ma part (je me suis tenu en retrait cette fois).
Chronique d'une passion et de l'abjection
Vendredi 13 novembre 2015, Jean-Louis Murat donnait son pénultième concert de l'année 2015 dans la ville de Marcel Jouhandeau. Compte rendu (presque) ordinaire.
C'est au moment où nous commencions à nous dire que Guéret est une ville vraiment très calme, même pour un dimanche, qu'il nous revint à l'esprit que nous étions vendredi. La surprise n'était pas totale, quelques indices nous ayant préparé à cette ambiance, tels ce désir d'exil insistant des natifs du lieu, les témoignages ironiques sur l'intensité de la vie nocturne locale ou la mise en avant, par le site internet de la commune, des Archives Départementales comme espace possible... de loisirs. Au moins la préfecture limousine ne risque-t-elle pas de se voir reprocher un jour d'être "la capitale des abominations et de la perversion".
Une brève visite au musée de la Sénatorerie, qui se veut à la fois d'Archéologie, des Beaux-Arts, d'Histoire naturelle, de la Tapisserie et plus encore, au point d'en devenir indigeste, nous aura néanmoins permis d'admirer, entre autres, Le Baiser de Jean-Louis Rodin, de beaux paysages de l'École de Crozant et, plaisir plus personnel, une photographie de Maurice Rollinat au piano, l'instrument se trouvant juste en-dessous. Pourtant, dans la fraîcheur venteuse et automnale du début de soirée, il nous fallut nous rendre à l'évidence : une fois passé le concert de Murat à La Fabrique, nous ne demanderions pas l'asile politique à Chaminadour…
Un chanteur a-t-il le droit d'être en petite forme et dans un mauvais soir ? Assurément. Mais un fan ? Ne devrait-il pas, lui qui n'a ni pression, ni responsabilité, faire preuve d'une bienveillance et d'une adoration sans faiblesse vis-à-vis de l'artiste qu'il admire ? Avouons-le donc sans détour, si Murat paraissait d'excellente humeur et heureux d'être là ce vendredi, nous n'étions pour notre part pas totalement "dedans", peut-être en raison d'un positionnement éloigné dans la salle, qui nous empêcha de scruter les visages des principaux acteurs, leurs échanges de regards et de sourires, si précieux à nos yeux. Et le fait est que ce concert, qui parut au final avoir comblé une grande partie de l'assistance (300-400 personnes), ne déclencha jamais notre enthousiasme. Saisissons pourtant cette occasion pour l'évoquer de manière plus distancée qu'à l'accoutumée, en décrivant ses points forts et ses points faibles.
La soirée débute avec le jeune Matthieu Lopez, alias Matt Low, qui avoue se sentir "bizarre" pour cette dernière apparition en première partie de celui qui est aussi son parolier. Le musicien est poli (il remercie toute l'équipe de Murat, depuis Laure jusqu'à Jocelyne), joli garçon, souriant, propre sur lui. Immédiatement attachant – au risque de paraître lisse. Hélas, cette impression ne provient pas que de son allure et il se dégage de son set une certaine monotonie mollassonne. Comme le jeune homme débute dans le métier de chanteur (bien qu'il ait déjà une longue expérience de sideman) et semble suffisamment bien entouré pour avoir sa ration d'éloges (on pourra se reporter au témoignage embedded et passionnant que son bassiste a publié sur le nouveau blog de la Coopérative de Mai), permettons-nous quelques observations critiques, aussi argumentées et constructives que possible.
L'un des soucis de sa prestation de vendredi nous semble venir du chant, trop monocorde, manquant de variété et de nuances. Ses progrès sont tout de même notables, en terme de justesse, depuis son passage sur RFI, nous ne reprendrons donc pas à notre compte la vacherie proférée par l'ami Plainelle ("De toute façon, dans le Delano, y a qu'le batteur qui sait chanter correctement !"), mais l'encouragerons au contraire à se lâcher davantage. Pour ce faire, il lui faudra peut-être surmonter une deuxième difficulté, liée à la précédente, provenant des textes de Murat. Plusieurs d'entre eux sont assez minimalistes et répétitifs et quoique leur auteur ait déclaré qu'il avait "pris appui" sur ceux déjà écrits par son interprète (et compositeur), on y retrouve non seulement certaines de ses thématiques de toujours (cf. "T'as besoin d'apprendre à défaire"), mais aussi une partie de son vocabulaire bucolique et champêtre qui, s'il sonne aussi naturel dans sa bouche que le verlan dans celle de Joey Starr, paraît parfois décalé dans celle de Lopez. Rien de grave, ni même d'étonnant, si l'on se souvient par exemple que Murat déclarait en début d'année : "Mes chansons sont comme de la viande que l'on doit mâcher longtemps." Il s'agira donc bien à l'avenir pour Matt Low de se mettre en bouche les mots de son auteur, jusqu'à parvenir à en faire ressortir, à force de mastication, les saveurs les plus personnelles – déjà repérables ici ou là, notamment dans le très joli "Misty". Répétons-le, Lopez doit apprendre à se laisser aller et aurait tout intérêt à instiller dans son chant et son attitude scénique un peu de la folie et de l'énergie contenues dans l'exclamation qui sert de titre à son EP : "Banzaï". (Notre référence, on l'aura deviné, étant ici davantage le cri poussé par Jules-Edouard Moustic à la fin de ses journaux grolandais que celui des aviateurs japonais kamikazes de la Seconde Guerre Mondiale…)
Y a-t-il du Moustic (ici lors de la cérémonie de clôture du Festival du Court de Clermont, en 2014) en Matt Low ? A voir...
Venons-en au parolier de Matt Low. De toute évidence, il est content de se produire devant le public de Guéret, à qui il lance, dès son entrée sur scène et avec une chaleur peu commune : "Le Puy-de-Dôme salue la Creuse ! Vous allez bien, voisins ?". Un entrain qu'on peut attribuer à la proximité géographique ("Vous connaissez le Sancy vous au moins" se réjouit-il après "Neige et pluie"), mais encore à des amitiés anciennes (avec Hervé Herpe, co-directeur de la salle, qu'il présente comme un "vieux copain") et à des préoccupations partagées. Ainsi Murat appelle-t-il à faire souffler "le vent de la révolte" contre la réforme territoriale en cours qui oblige Puydômois et Creusois à fusionner, respectivement avec les Lyonnais et les Bordelais, deux peuples qui, selon lui, "compte[nt] avant de penser". À ses côtés, on retrouve l'indéfectible et inestimable Stéphane Reynaud, un Gaël Rakotondrabe toujours aussi créatif et finaud derrière ses claviers et un Chris Thomas qui, une fois n'est pas coutume, ne paraît pas dans son assiette et reviendra sur scène bien après ses compagnons au moment du rappel. Mais l'un des avantages d'une soirée comme celle du 13 novembre 2015 est qu'elle permet, a posteriori, de relativiser sans peine ce genre de détails.
Pour ce qui est du contenu du concert, nous l'aborderons brièvement, puisqu'il s'agissait de l'avant-dernier d'une longue tournée, déjà abondamment commentée. Ce vendredi, JLM propose donc quatorze chansons, dont quatre inédites. La palme d'or revient ce soir sans conteste à "Neige et pluie au Sancy", puissante, dissonante, lourde et poisseuse, qui vaut au quatuor de longs applaudissements. Sur le petit papier qui nous sert de pense-bête, nous notons, pour décrire l'atmosphère générée par cette interprétation : "cauchemardesque". Il est alors environ 23h00 et à cet instant, confortablement assis dans le fauteuil d'une salle de concert située dans une petite ville du centre de la France, cet adjectif a pour nous une connotation positive. Parmi les autres réussites de la soirée, nous retiendrons aussi "Chagrin violette", révélation pop de cette troisième partie du Babel Tour, un titre qui aurait constitué un dernier single nettement plus intéressant pour une diffusion en radio que "Camping à la ferme" (et nous prions ici les choristes Justine et Gaspard de ne surtout pas prendre ombrage de cette remarque, laquelle leur est moins destinée à eux qu'à la maison de disques). N'oublions pas "Long John", la chanson préférée de notre voisine de devant, interprétée d'une voix caressante par le chanteur-siffleur. Mention spéciale également à "Qu'est-ce qu'au fond du cœur", qui alterne la douceur et la fièvre, avec le soutien du public. Cette chanson, présentée pour la première fois sur scène le 19 juin 2014 (sous le regard bienveillant d'une fan appartenant au canal historique) aura décidément bien tenu la distance, finissant toujours les concerts dans le peloton de tête des plus valeureux de l'étape.
"Le bruit du sang", "les pleurs de mère", "de la pluie plein les yeux", etc. "Chagrin violette", live at Guéret, filmée par John Delvas (que nous remercions).
Du côté des insatisfactions, deux morceaux en particulier nous auront déçu, pour des motifs différents. "Frelons d'Asie" est une des meilleures chansons de Babel et elle flirta régulièrement sur scène avec le sublime, que ce soit avec le Delano ou avec le trio Toto-Rako-Reynaud. Mais ce soir, JLM en livre une version qui nous paraît anémiée et sans relief. Peut-être qu'à force de vibrer jusqu'aux larmes à son écoute, aussi bien dans la salle que devant la vidéo du New Morning, attendions-nous ce soir un peu trop de ce morceau ? Quant au "Grand vivier de l'amour", JLM en sabote le refrain, nous privant du plaisir du crescendo des "an-an-an" sans lesquels cette chanson perd une partie de son charme. De toute évidence, il faut se résigner à l'idée que jamais plus nous ne connaîtrons une interprétation du niveau de celle qui nous avait transporté, en juin dernier, dans la ferveur d'une Petite Coopérative de Mai bondée. Dans ces conditions, peut-être serait-il préférable que JLM ne l'enregistre pas sur son prochain disque, plutôt que d'en proposer une version au rabais. "Le grand vivier" rejoindrait alors la longue et luxuriante liste des "Inédits scène", trouvant sa place, par exemple, aux côtés de "Je ne cesse de penser à toi" ("Quelle vie de cendres / Toujours Novembre / Je ne cesse de penser à toi").
Au rayon des nouveautés, remarquons l'originalité du "Cafard", tant du côté du texte que de la construction rythmique. Murat interprète le refrain ("En Haute-Savoie / Face caméra / Coupez !") en accompagnant l'impératif d'un mouvement sec de la main, qui accentue son tranchant et nous fait songer sur le moment à "Taormina" : "Coupe la mort / Coupe la mort". Quant au "Chien de Californie", annoncée comme "rigolote", la chanson bénéficie d'arrangements surprenants et du renfort vocal de Stef. Question drôlerie, nous ne nous prononcerons pas, laissant les personnes qui l'ont entendue libres de lui trouver sa juste place sur l'échelle du rire, quelque part entre "La saison des radis" et "Fort Alamo" (la touche canine et les aboiements du chanteur étant sans doute les seuls points communs avec ce dernier titre, pas réputé pour déclencher l'hilarité).
Le dernier morceau du set sera "Tout m'attire", chanson pour "les cœurs féminins" (et "Y a pas que les filles qui ont des cœurs féminins", précise judicieusement le chanteur). Bien que nous soupçonnions ce morceau d'être important pour son créateur, il n'est jamais parvenu à nous bouleverser, nous apparaissant bien pâlot à côté des nombreuses perles produites par Murat dans le registre amoureux. En outre, son titre nous rappelle immanquablement la chanson "Tout m'attire en vous", d'un dénommé Alain Bonnefont, laquelle nous procure plus d'émotion. Pour finir, nous attendions avec espoir "Mujade Ribe", qui nous avait tant charmé voici quelques mois et que l'ami Martial avait eu le plaisir d'entendre à Montrouge, mais ce ne sera pas pour cette fois. Ou, plus exactement, pas pour la scène. Car ce soir, le mauvais temps est bien au rendez-vous, l'orage gronde, mais c'est en quittant la salle que nous allons petit à petit en prendre conscience.
Une version électrique de "Taormina" en 2010. "Coupe la mort, coupe la mort, coupe la mort..."
Ce sont d'abord des réponses hésitantes à l'anodine question "Ça va ?". Des visages moins détendus qu'on ne l'attendrait au terme d'un concert. Puis des premiers mots, isolés, encore brumeux : "attentat", "coups de feu", "Paris". On se renseigne, petit à petit, de nouveaux termes chassent les précédents, qui n'étaient pas encore digérés : "prise d'otage", "explosions". Ils s'ancrent dans des lieux plus ou moins précis : "terrasses", "Stade de France", "Bataclan". Jusqu'au premier chiffre, lu sur le smartphone d'une fan qui assistait à son premier concert de JLM (et l'adora) : 42. La vedette du soir sait-elle ce qui se passe à Paris ? Il serait étonnant qu'on ne lui ait rien dit avant le rappel ou après sa sortie de scène. Quoi qu'il en soit, Murat n'en laisse rien paraître, discute avec les spectateurs, signe des autographes, accepte volontiers les photos, y associe son jeune protégé, pas du genre à faire la retape pour vendre son EP… Nous retrouvons deux ou trois visages connus, que nous sommes contents de revoir, même si rien n'allège l'inexorable pesanteur qui est en train de s'abattre sur cette fin de soirée. Soudain, Breaking news : le véhicule de tournée a été braqué, les affaires des techniciens volées… Jocelyne gère la montée du stress et convoque l'Histoire avec un grand H : elle se souvient d'un précédent braquage du côté de Lille, à la suite duquel elle avait donné des t-shirts à l'effigie de Murat aux techniciens, puis remarque en riant qu'on est vendredi 13...
Son humour nous manquera les heures suivantes, passées dans une chambre d'hôtel, à zapper devant les diverses éditions spéciales télévisées. Tenter de mettre quelques images sur l'enfer pressenti dès le hall de la Fabrique, chercher des détails (nombreux), des débuts d'analyses (rares) qui donneraient un peu de sens à tout cela… Songer à cette étudiante qui nous confiait, voilà quelques mois, avoir le sentiment d'appartenir à une génération n'ayant jamais connu la guerre et partie entre-temps s'installer à Paris. Se souvenir de Michel Renaud, victime de la tuerie survenue le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, dont le Festival du Carnet de Voyage (qu'il avait créé) débute aujourd'hui même à Clermont. Les chiffres augmentent, de 42, on est déjà passé à 118 – "tiens, comme le numéro de la chambre" (pourtant, on aimerait n'avoir que des pensées à la hauteur, dans ces moments-là). Et puis à l'aube, après quelques heures de sommeil, se rebrancher sur les matinales spéciales et les chaînes d'info en continu parties pour mouliner des jours durant. Dans le flot d'images partielles, de témoignages de survivants, d'analyses plus ou moins poussées, d'hommages au travail des secouristes, de déclarations démagos de Wauquiez, nous remarquons alors un tweet, anodin, qui décrit le silence soudain tombé sur Paris :
J'ouvre la fenêtre: aucun klaxon, pas de bruit de ville, une dame sort tout doucement ses poubelles dans la cour, on entend des mouettes.
— Guillaume A. (@Guillaume_Alv) 14 Novembre 2015
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C'est au moment où nous commencions à nous dire que Paris est une ville vraiment très calme, même pour un dimanche, qu'il nous revint à l'esprit que nous étions samedi.
Paris était-elle soudain devenue aussi tranquille que Guéret un dimanche ?
Non, Florent Marchet a raison : "on se croirait dimanche, mais ce n'est pas pareil". Décidément – irréversiblement –, ce n'est pas pareil.
Merci Matthieu!
Même en manque d'air, Paris ne sera jamais pris.