Archives: Richard Robert de DOLORES à "AURA AIME MURAT"

Publié le 25 Février 2021

Sur Facebook, le projet "AURA aime Murat" continue jour après jour de présenter  les participants du "tribute". Je n'ai pas pris le temps de republier quelque chose occupé que j'étais  à faire le VRP, porte après porte (facebookienne), pour vendre cet excellent produit (ça facilite les choses). Ça m'a permis (pour parler des choses heureuses)  de retomber sur des amis oubliés, ou des anecdotes... celui-ci qui a racheté la camionnette ford du groupe Clara stationnée à La Beauté, un autre qui assistait à leur répét dans les caves de la Bourboule... ou me rendre compte que j'étais ami avec ce chanteur inconnu de moi nommé aux victoires...

Ce 25/12 à 17h, nous sommes à 88% de la somme espérée sur le crowdfunding  (50% du budget global), mais avec seulement  97 contributeurs... ce qui fait peu si on prend le public muratien.  Alors, pour ceux qui peuvent investir 10 euros au minimum: une adresse!! Ci-dessous: 

https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/auraaimemurat/tabs/backers

Merci de participer afin de réserver notre futur collector!  (et pensez au pack avec le CD bonus...  les artistes se bagarrent  pour en faire partie et il devrait être chouette aussi!). 10% en 7 jours, c'est peu, mais c'est aussi beaucoup, alors, on ne lâche rien!! Et chaque euro récolté supplémentaire aidera à une meilleure production (sessions studios) ou à l'organisation d'un concert!

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Après cette page de publicité, revenons-en à ma phrase : présentation des artistes participant... patin-couffin... et ce jour, c'était RICHARD ROBERT, avec cette bio officielle:

Ancien journaliste aux Inrockuptibles, Richard Robert est avant tout un amoureux de la chose musicale – et la diversité des reprises interprétées dans le cadre des Morning Dews sur sa page Facebook[et sur youtube] en est sans doute l'une des plus belles illustrations. Auteur de fanzines, créateur du site L'Oreille Absolue, fondateur avec Marguerite Martin de Whatevershebringswesing, collectif à géométrie variable spécialisé dans les reprises tous azimuts et les concerts en appartement et chez l’habitant, il a été pendant huit ans le conseiller artistique des Nuits de Fourvière et est désormais responsable de la direction et de la programmation de l’Opéra Underground, laboratoire musical de l’Opéra de Lyon.

 

Voici deux reprises sur un air célèbre (on rappelle qu'ils se sont lancés le défi de publier un titre chaque jour,  des versions "à brûle-pourpoint"...  souvent down tempo et bossa, laissant leur chance aux textes et aux mélodies nues.

 

Mais ça m'a donné envie de revenir à l'histoire MURAT/inrocks/Robert.... Bonne lecture!

Sortant des archives, voici une première rencontre de 1996: après une longue introduction présentation/chronique absolument formidable -et qui n'a pas pris une ride?-, une interview passionnante...  dans laquelle Murat parle d'un événement fondateur à 26 ans, par exemple... PS: à noter que JL cite à côté de Dominique A,  SILVAIN VANOT, participant du tribute!

 

 

LES INROCKUPTIBLES - hebdo n° 71 - sept. 1996

"Sorti de l'auberge"

Laissé pour moribond dans la pataugeoire de son album live, Murat refait surface avec Dolorès, album scintillant, vif, cinglant. Un disque qui débarasse l'Auvergnat de ses oripeaux de chanteur "profond" et le fait apparaître enfin tel qu'en lui-même : en chroniqueur des seuls états d'âme, des sensations, de ce qui passe, éphémère, à la surface des émotions. De tout ce qu'une vie peut compter comme écume.

Interview: Richard Robert
Photos : Patrick Messina

La phrase est lâchée par Murat. Elle coupe soudain le fil d'une conversation tranquille et sinueuse, engagée depuis plusieurs minutes sur un terrain plutôt intime "Tu vois comment tourne la discussion, là ? C'est le problème de ma petite carrière. Je m'étonne qu'on ne me juge qu'en fonction de ce que je vis ou de ce que je dis. La remarque reviendra une ou deux fois dans la conversation sur un ton vaguement faux-cul. "Je ne devrais pas autant parler", lâche-t-il un peu plus tard, sans trop de conviction. "L'idéal serait de ne jamais donner d'interviews". Oui, oui, bien sûr. Le problème, c'est que cette petite flambée de scrupules, assortie d'une mini-ruée dans les brancards, surgit après deux bonnes heures de parlote. On peut même dire qu'elle intervient après huit ans d'une carrière peut-être pas sur-médiatisée, mais quand même pas passée à l'écart des journalistes et des entretiens confessions. On a donc un peu de mal à prendre ce commentaire au sérieux. Murat abandonnera d'ailleurs ces états d'âme aussi vite qu'il les aura déballés.

On ne verrait là qu'une anecdote sans épaisseur si elle n'était symptomatique d'un discours qui marche volontiers à coups de paradoxes, de tête-à-queue, de ruptures d'adhérence. Le chanteur, plusieurs fois, dira le zig pour affirmer plus loin le zag avec la même bonne foi, la même assurance. Les exemples pullulent. Murat assène que l'expérience est une plaisanterie, que ça n'avance à rien, qu'on reste toujours planté dans sa propre boue. Une heure avant, il aura pourtant longuement exposé ses rêves de progression musicale, de conquêtes, de changements. Murat prétend avoir circonscrit tous ses problèmes. Mais au détour d'une phrase, il dit toute son impuissance à ne pouvoir faire le tour de lui-même. Et ainsi va sa parole, rétive aux lignes droites, au courant continu. Jusqu'à ce que ce migraineux chronique - hôte irréprochable, homme disponible et chaleureux mais interlocuteur redoutable - en arrive presque à vous filer à vous aussi la barre au front. D'abord, on y perd un peu son auvergnat. Qu'est-ce que c'est que ce magma confus ? Et puis à force de l'écouter, cette voix tortueuse, cette voix difficile à suivre, on commence à la comprendre, à la situer. Ce n'est pas la voix du doute - Murat serait plutôt du genre à affirmer, à planter des clous, à proclamer qu'au fond tout est déjà joué et rejoué depuis longtemps et que plus rien ne l'étonne. Ce n'est pas non plus la voix d'un manipulateur pervers, adepte des jeux de dupe et des rideaux de fumée. Ce n'est pas une voix qui sonne trafiquée, maquillée. C'est une voix qui parle une langue qu'elle a toujours parlée. C'est la voix et la langue des chansons de Murat. Des chansons qui, quand on y réfléchit bien, n'ont jamais cherché à creuser très profond.

 

Là, certains trouveront peut-être à s'étonner. Parce que pour eux, Murat, sur ses trois premiers albums, avait tout du type visitant lentement les tréfonds de son âme, avec lampe frontale et outillage d'explorateur. Pour eux, cet homme qui semblait fouiller à mots nus, cet animal fouisseur était bien "Jean-Louis Bergheaud, dit Murat, chanteur français, chantre de la mélancolie amoureuse, chroniqueur du désenchantement et des séismes intimes" - définition officielle, bientôt dans votre Larousse. Tout ça collait bien avec ses disques, chacun taillé dans une seule matière, une seule terre, de l'aridité glacée de Cheyenne autumn aux sols féconds du Manteau de pluie, confortant cette image de chanteur profondément enraciné dans les vraies choses de la vie des hommes, touchant à l'essentiel, à l'authentique. C'est Murat le poète et paysan. Le Murat qui a du velours aux yeux, du miel et du poison sur la langue, des coups au coeur, du vague à l'âme et des bottes au pied.

Aujourd'hui, si on aime tant Dolorès, c'est sûrement parce que son auteur, sciemment ou pas, y écorne enfin - à défaut de la déchirer complètement - cette carte d'identité glacée, cette fiche signalétique. Resserrées, travaillées pour aller à l'essentiel, moins dissimulées derrière une monochromie de façade, ces chansons sont du coup moins évidentes, moins attendues, plus accidentées. Ici, ça pleurniche et ça gambade, ça caresse et ça rudoie. C'est très épidermique, très changeant. Il n'y a là que du sensoriel - et si peu de raisonné.

Murat est ici au sommet de son art, comme on dit dans les dossiers de presse. Un art pas du tout enraciné dans les profondeurs de l'être. Un art de plus en plus abouti, accompli, mais un art de surface, d'états d'âme, à fleur de peau, au jour le jour. Un art d'un incurable adolescent de 42 ans qui ne se soucie guère de perspective ou de recul. Un art d'un type qu'on peut trouver agaçant, lui qui ne veut pas voir plus loin que le bout de ses explorations, des ses illusions de plaisir et de ses flambées de désespoir. Un art qui chante "Tout est éphémère", qui prône la seule vérité de l'instant et des sens. Une vérité sans lendemain, à laquelle le passé n'enseigne rien. La vérité sera dans ce jour radieux où le coeur cogne à se rompre et monte au ciel. Puis dans ce jour de neige, ce jour de deuil où le corps est moribond et où la corde est à portée de cou. Rien d'autre. La vie est ainsi faite, de ce défilement, et de chagrins et de courtes gaietés. Ne pas chercher de soubassement, de fond commun. Il n'y en a pas.

Qu'est-ce que dit, alors, la voix de Murat, avec ses contre-pieds, ses contresens ? Elle dit que Murat s'inspire de ce qu'il vit, de ce qu'il éprouve. Pas de ce qu'il est. C'est un type qui s'étudie beaucoup, qui se scrute, se prend le pouls, la température. Pas du tout un type qui s'analyse, se sonde, se perfore au plus profond. Pour s'amuser deux secondes avec cette imagerie rustique, cette imagerie de publicité pour camembert qui le poursuit, disons qu'il ratisse son champ ; mais il ne le retourne pas, il ne le met pas sens dessus dessous, il n'y cherche pas une source. Murat dit d'ailleurs qu'il ne changera plus, qu'il est ainsi, déjà achevé, immuable. Il répète "On se refait pas." Cette lucidité qui fixe tout, qui pétrifie tout, qui n'ébranle plus rien de ses fondations, lui suffit. Rien n'a donc plus d'importance, que les péripéties dont il est le héros.

Dans ces conditions, on a l'impression qu'aimer, avoir recours aux autres, à leur coeur, à leurs désirs, n'est qu'un moyen de se relire soi-même. Murat peut dresser le portrait de Pouchkine ou de Bijou, la vache à laquelle il confiait ses secrets d'enfant : peu à peu, ses mots, précis et travailleurs, ne façonnent plus que l'image de son propre visage. Plus on l'écoute, plus on comprend cette complicité qui l'unit à la nature et aux femmes pendant l'amour - autant de miroirs muets, fidèles, sans failles, sans fissures, sans déformations. Quand, se prenant pour Flaubert, il s'exclame "Dolorès, c'est moi!", on le sait sincère et touchant une vérité sans filtre, pour une fois peut-être plus souterraine.

On dirait que, derrière une glace sans tain, Bergheaud regarde Murat qui, à son tour, regarde comment le regarde Bergheaud qui, à son tour, etc. Dans ces reflets sans fin, Murat à la fois se perd, se fuit et se trouve, se crée, se régénère. Et cet homme qui nous parle aujourd'hui en ne se proclamant qu'amour apparaît ainsi : seul avec lui-même, depuis le début, irrémédiablement, indécrottablement seul, ne souffrant, n'appréciant que la compagnie de sa propre ombre. Engeôlé volontaire dans une prison où il ne partagera jamais de cellule qu'avec lui-même, purgeant sa peine, comptant les jours à coups de chansons.

A la sortie de Murat Live il a y a un an et demi, tu faisais état d'un manque d'inspiration, comment en es-tu sorti?

Peut-être qu'on a un temps biologique entre chaque album qu'il faut respecter. A l'époque, je pense que j'avais déjà assez bien en tête la matière de Dolorès, mais je n'arrivais pas à cracher certains trucs. Alors après, savoir comment j'ai recollé au peloton... Disons qu'il n'y a rien de mieux qu'un chagrin d'amour pour travailler. Le travail, c'est l'antidote absolu.

Tu as mis beaucoup plus de temps que d'habitude pour enregistrer cet album.

Ça a pris un an, je n'en reviens toujours pas. Normalement c'est quinze jours, un mois - six jours pour Vénus. Ce matin je me suis dit que c'était parce que Dolorès était un album de transition et que j'avais déjà hâte de passer au suivant. Si je m'écoutais, je commencerais aujourd’hui. Si j'avais été milliardaire, je crois que c'est typiquement le genre de disque que j'aurais enregistré sans le sortir. Pendant l'enregistrement, ça m'a paru évident : il y avait des chansons que j'avais un mal fou à supporter. A part deux ou trois plus légères comme Saint-Amand ou Brûle-moi. Je les portais parce que je m'étais juré de ne rien faire d'autre tant que ce travail n'aurait pas été accompli. Mais ça ne tenait pas à grand chose que je reparte sur du neuf. Les étapes de transition, il faut vite les passer, c'est bon pour avancer mais ce n'est pas encore très significatif. Aujourd'hui, j'aimerais me lancer dans un album qui finirait par la montée de l'Alpe d'Huez...J'ai beaucoup de mal à parler de Dolorès. D'autant que les premiers qui l'ont écouté n'ont pas tellement su quoi en penser. Pourtant je le vois comme une transition, j'ai la conviction très intime que c'est mon meilleur album. Ca on ne me l'ôtera pas de l'esprit.

Est-ce la première fois que tu te sens dans cette situation transitoire ?

Avant, je savais où j'allais. Cette fois, je voulais déjà me pousser un peu plus loin. Ca ferait quand même chier d'enregistrer toujours le même disque – ou alors je refais l'orchestre de Paul Mauriat, et en avant la musique... Je connais certains artistes français : je suis toujours étonné du fossé qui existe entre ce qu'ils aiment et ce qu'ils font. Certains ont vraiment fait avancer le schmilblick comme Bashung avec Play blessures, mais ça rentrait plutôt dans le domaine du rock. Et moi, le rock, ça n'a jamais été mon truc, je m'en fous un peu. Je préfère de loin le rhym'n'blues, la soul ou la chanson française traditionnelle. Alors, ce que j'ai essayé de faire - ça va paraître prétentieux -,c'est ouvrir une brèche. Mettre à l'épreuve ce que je sais faire comme chanson française, la concilier avec ce que j'aime écouter : pendant l'enregistrement, j'écoutais beaucoup de rap, des remixes de Nine Inch Nails... Ca m'a incité, par exemple sur une chanson aussi basique qu'Aimer, à voir jusqu'où le travail sur la forme, le son, la production, peut faire bouger - voire éclater les choses. Sans être putassier, sans tomber dans la facilité. C'est encore très timide, mais Dolorès n'est qu'une base. J'ai été encouragé à aller dans ce sens par Nellee Hooper ou Tim Simenon, qui ont écouté mes démos. On aurait pu faire l'album ensemble, mais ça n'aurait pas été bon d'avoir des chaperons. Avec Denis (Clavaizolle, avec qui il a composé les chansons de Dolorès), il fallait se taper le boulot seuls.

Musicalement, Dolorès irait plutôt dans le sens d'un dépouillement, avec une nouvelle place donnée aux claviers.

Il va vers l'évidence, oui. Et la meilleure amie de l'évidence, c'est la sincérité. Même dans la production, il faut que ça aille dans ce sens là : que ça ait du caractère, de la franchise. C'est comme au théâtre. Le moindre son, le moindre instrument qui apparaît au détour d'une chanson, s'il n'a pas ça, s'il n'amène rien, c'est pas la peine. C'est pour ça que j'ai abandonné tout ce côté grouillant sur mes disques. C'est quelque chose que le rap a su ramener : il ne reste plus que l'os, la voix, les mots. Quelque chose d'évident, qui gratte. J'espère simplement qu'on aura évité au maximum les écueils de la mode, du son ambiant. Notamment cette manie actuelle de vouloir passer la chanson française au moule trip-hop, ce triste chewing-gum, sans caractère, vaguement baba. J'avais comrnencé à travailler avec Tim Simenon, mais j'ai abandonné. Il semblait penser que je voulais un disque du genre Gainsbourg-et-Cohen-produits-par-Tricky.

Dolorès marque un retour à la concision : les chansons vont à l'essentiel, sans s'étaler. Mais les climats y sont beaucoup plus variés que dans tes albums précédents.

Je dis toujours que pour Cheyenne autumn, je voulais du noir et blanc, pour Le Manteau de pluie de la couleur avec grand écran, et pour Vénus du super 8. Des choix très simples, mais qui facilitaient beaucoup le travail. Sur Dolorès, j'ai pris les chansons séparément. je voulais que chaque titre ait un climat assez fort pour qu'on ait l'impression de changer à chaque fois de pays. Il y a des contrées plus chaleureuses, des latitudes légèrement tropicales, d'autres plus tempérées, voire carrément froides. Je me donne toujours des repères visuels, climatiques, pour ne pas me perdre. J'ai un cahier plein de notes qui décrit comme ça, dans le détail, les chansons de Dolorès. J'ai passé sur chacune d'entre elles autant de temps que sur un album entier. Je ne me suis jamais autant investi.

Est-ce à dire que désormais tu polariseras davantage ton attention sur ces questions-là que sur le fond ?

Le fond, je ne m'en fous pas. Mais je sais ce qui est moi, ça peut pas bouger cette affaire-là, je vais pas me refaire maintenant. Je sais comment je suis, ce que je peux cracher de moi-même. Si j'étais en panne il y a un an et demi, c'est justement que je me barrais trop sur le fond. Ce qui est intéressant, maintenant, c'est de le mettre en forme différemment. C'est un putain de boulot, parce que les mots français sont un sacré piège et que la porte est de plus en plus étroite pour ceux qui veulent faire bouger les choses ici.

Avec le succès de Cheyenne autumn il y a huit ans, pensais-tu avoir trouvé l'équilibre entre musique personnelle et grand public ?

Oui, mais je me suis vite aperçu que ça marchait pas, cette affaire. Et puis Cheyenne autumn, ça fait très années 80, fin du mitterrandisme, disque un peu glacé, prétentieux, qui se croit dans une sorte d'exception culturelle. Peut-être bien qu'il se dégonfle avec le temps. Pour moi, en tout cas, ça n'a ouvert aucune porte, à tout point de vue. Je voulais qu'on me donne mon blason, être adoubé. Après, il faut savoir sortir de ce genre d'exercice. De toute façon, après toutes les années de galère, de refus, que j'avais endurées, je n'étais pas complètement dupe. Je savais aussi que je n'avais pas été signé chez Virgin pour des raisons artistiques : le type qui m'avait fait signer le contrat avait voulu faire plaisir à sa femme, qui m'aimait bien. Partant de là...

Aujourdhui, tu navigues un peu entre deux eaux - ni grand public, ni confidentiel. Comment le vis-tu ?

Culturellement, je suis quand même plus habitué à l'underground. Maintenant, il faudrait pouvoir quitter les habits de collabo pour entrer franchement dans la résistance. Là, je me sens quand même entre les deux, comme Mitterrand. La maison de disques a failli me rendre mon contrat - ça n'aurait peut-être pas été mal. je serais revenu à l'autoproduction, à la distribution sauvage. J'aime à penser qu'internet révolutionnera pas mal de choses, quand on pourra y acheter directement nos disques, sans le filtre des maisons de disques, des FM et des médias. C'est comme l'équipe de France. Le sélectionneur national, logiquement, c'est la quintessence de l'esprit tactique, c'est Vercingétorix, le Grand Condé, Turenne et Napoléon réunis. Mais voilà, on filtre, on filtre les entraîneurs, et résultat : on se retrouve avec Aimé Jacquet. Il y a beaucoup de Jacquet dans les maisons de disques. Et beaucoup de Cantona dans la chanson française.

Avec cet album, as-tu eu envie de te démarquer de l'image que les gens se font de toi ?

J'espère. J'ai l'impression qu'on me voit dans un tout petit volume, dont je ne sortirai jamais. Mais moi, je sais que depuis Cheyenne autumn, je n'ai pas occupé le dixième de l'espace que je compte explorer. On me voit petit comme ça alors que j'ai encore du mal à faire le tour de moi-même... C'est terrible, cette image restrictive. Ma propre maison de disques m'a envoyé une cassette avec des groupes actuels, comme pour m'éduquer, m'ouvrir les oreilles. Des trucs que je connaissais par coeur... Ils devaient croire que j'écoutais Ferré et Brassens à longueur de journée. J'étais scié, c'était une sacrée gifle. Je ne sais pas si ça arrive à Vanot ou à Dominique A. Parce qu'on n'est pas dans le recyclage, les gens nous prennent pour des neuneus, des analphabètes ou des autistes. L'idée de Dolorès, c'était de dire à quelqu'un "Je ne suis pas si mauvais que ça, je ne suis pas du tout celui que tu crois". Ça aurait pu être le titre de l'album, ça... J'ai toujours écrit pour quelqu'un. Cheyenne autumn, déjà, c'était pour un ami. Une personne qui croyait beaucoup en moi : j'ai voulu lui montrer qu'elle ne se trompait pas. A chaque phase de travail, de l'écriture au mixage, je me demandais ce qu'elle en penserait. Pour le prochain album, j'ai aussi pensé à quelqu'un à qui je pourrais dire "Je suis un peu mieux que ce que tu crois."

Quand tu dis "je ne suis pas si mauvais que ça", tu y mets aussi une connotation artistique, ou c'est surtout une affaire de morale ?

Un peu les deux. Enfin quand même, c'est surtout moral. Je suis très immoral dans la vie quotidienne mais, au fond, comme les libertins, je suis très moral. Moi je m'accorde toutes les licences, mais aux autres je demande une morale irréprochable. Je rigole pas avec ça, je peux vraiment être très chiant. Je suis très à cheval sur certains principes : tous les trucs d'honneur, de parole donnée. Dans certains cas, j'aimerais bien être John Wayne ou un Pierrafeu. Régler des comptes, donner un gros coup de gourdin sur la tronche, tuer. Je pourrais déclencher une guerre mondiale pour un retard de cinq minutes à un rendez-vous.

Et si c'est toi qui es en retard ?

je préfère encore annuler, ne pas y aller, je ne supporterais pas. Le mec désagréable, quoi... je sais que je me permets un peu tout, pas de quoi faire le malin. De toute façon, en faisant Dolorès, je ne voulais pas non plus prouver que j'étais irréprochable, un saint. C'est une autre pureté que je revendiquais. Montrer que mes sources d'amour, à leur point le plus originel, sont comme au premier jour. Là, j'ai une eau d'une pureté totale. Voilà à quoi je pensais en faisant Dolorès : je suis intact.
Je pourrais dire comme le Christ 'Je suis amour' .. Alors c'est pas la peine de venir me chercher des poux dans la tête. Je pense toujours à une phrase de Neil Young : "I will never lose a will of love." J'ai toujours en moi une promesse d'amour. C'est en ça que je peux dire que je ne suis pas si mauvais. Con, peut-être. Mauvais, non.

Tu n'as pas peur, là, d'être en pleine illusion ?

Non, j'en suis sûr. J'ai toujours été vachement franc avec ça dans mes disques. J'ai toujours dit que j'étais un amoureux, que j'aimais être un amant. J'ai pu dire aussi que j'étais un pourri, que je pouvais faire beaucoup de mal. Et que je réclamais un droit à l'innocence - mais bon, ça, c'était déjà plus faux-cul. Seulement, pour un mec, tout ça, ça entraîne des problèmes inédits. Des problèmes fin de siècle, peut-être. Parce que je suis tellement amour qu'on pourrait me considérer comme un homme facile - comme on dit "femme facile". C'est ma qualité et mon défaut. Bon, chacun a ses petites misères. Actuellement, je vis dans une simplicité absolue, je suis heureux. C'est La Petite maison dans la prairie. Alors qu'avant, c'était plutôt Le Château de Kafka.

La gravité, ça reste important pour toi ?

C'est fondamental. je n'aspire qu'à ça. Le sérieux léger, c'est de la connerie, ça n'existe pas. D'ailleurs, la musique d'aujourd'hui, c'est le rap : même si c'est pas toujours maîtrisé, historiquement c'est d'une gravité intense, totale, fondamentalement désespérée. Il faut toujours un fond de gravité. C'est pour ça que j'aime les voix graves, Leonard Cohen, Lou Reed. Maintenant, ce qui est bien, c'est que Dolorès n'est pas un disque triste. C'est ce que je voulais éviter à tout prix. Encore qu'il y a bien de sombres crétins pour me dire "Qu'est-ce que c'est triste, qu'est-ce que c'est triste... ". Jean-Pierre Pernaud leur annonce que quarante gamins ont été violés, que soixante-dix femmes ont été écartelées, qu'une bombe atomique a tué quatre milliards de personnes, et quand toi tu chantes "Qu'il est dur de défaire, j'en reste KO", ils te disent que c'est trop noir, trop déprimant. Quand tu exprimes ton malheur, les gens changent d'un seul coup de regard. Tu les déçois, tu leur gâches le plaisir. Tu es comme Bernard Hinault le jour où il a abandonné le Tour à cause de son genou. Il faudrait toujours rester dans l'image du champion.

Tu n'as jamais l'impression de t'être un peu complu dans la noirceur ?

J'ai pu avoir un poil de complaisance. Des chansons où je voulais déguster la liqueur noire de la mélancolie. Mais le problème, c'est que j'étais vraiment dans le noir. Les gens ne veulent pas comprendre que plus tu es dans le trou, plus tu peux être gai dans la vie de tous les jours. Avoir ce côté désinvolte, "n'ayons l'air de rien". Alors certains disent "Qu'est-ce que c'est que ce cirque, vous avez vu comme il était détendu et rigolo l'autre soir ? Et aprés, les chansons qu'il nous fait ? Quelle comédie. En plus, j'ai parfois l'impression qu'avoir un fond de tristesse, c'est une tare. Autant être une vache folle... Ce qui est quand même formidable, c'est que je me suis souvent retrouvé accusé de tristesse par des gens parfaitement sinistres - tu passerais pas deux jours avec eux, tu jouerais pas au foot avec... Ceux-là, qu'ils aillent se faire foutre avec la noirceur. Surtout qu'elle n'est pas toujours où on croit. Par exemple, en ce moment, il y en a une qui me sidère, c'est Ophélie Winter. Moi, à côté, je suis Louis de Funès, et Mylène Farmer c'est Jacqueline Maillan. Cette nana, c'est la mort qui avance! Tu l'entends chanter ou parler, tu la vois : elle est déjà morte. C'est très angoissant, elle va obligatoirement se suicider, ça va très mal se finir. Moi, j'aurais envie de l'appeler, de lui dire arrête, tout le monde voit que t'es noire, que tu as un destin tragique, que tu vas vite parce que tu vas mourir. C'est une héroïne de roman, elle ressent les choses avec une intensité qui me glace le sang. Avec cette volonté acharnée, du genre à vouloir tout se faire refaire et passer à tout prix en couve de Télé 7 jours ou Paris-Match. Elle s'est engagée dans un truc de folie, une course contre la mort. Après, les gens achètent ça comme si c'était un truc hyper-gai. Mais moi ça me fout le bourdon. Alors il faut se calmer avec les appréciations sur ce qui est rose, sur ce qui est noir.

Toi, tu ne te sens pas engagé dans ce genre de course contre la mort ?

Moi, mais tu plaisantes, c'est tout le temps! Tout le monde est là-dedans jusqu'au cou. Et à ceux qui se prétendraient à l'abri de ça, la biologie se chargera bien de remettre les idées en place : le corps n'est pas dingue, l'esprit non plus. Ceux-là, tu vas vite les voir s'inscrire au Gymnase Club.

Tu crois que ton voisin, l'Emile, il galope contre la mort ?

L'Emile ? Euh... non, pas du tout. Mais bon, moi, je ne suis pas paysan. Lui, sans doute qu'il prend les choses comme elles viennent, au jour le jour, avec ses propres angoisses, son propre inconfort. Mais nous, en tant que petits modernes... Encore que moi, j'ai vite vu le temps passer. J'ai eu un fils très tôt, j'étais encore enfant que j'étais déjà papa. J'ai été mieux préparé que d'autres personnes de mon âge.

Tu as toujours vécu avec la mort en ligne de mire ?

Pour moi, la course contre la mort a commencé quand j'avais 26 ans. Sur un lit d'hôpital, après avoir lamentablement loupé un suicide qui, cette fois, devait être définitif. J'avais fait ça en écoutant Tim Buckley, je voulais quitter cette vallée de larmes avec cette cassette à donf qui n'arrêtait pas de tourner. Je me suis senti partir, j'étais très content, apaisé. Quand je suis revenu à la conscience, je me suis dit "Putain, que t'es con." Comme je m'étais raté, j'ai senti que je n'avais pas d'autre choix que de me mettre dans la course et commencer à fond. La première chose que j'ai faite, c'est d'aller brûler un cierge. C'était pourtant pas dans mes habitudes. J'avais vu la mort de tellement près. J'ai mis longtemps à repenser que j'étais vivant. J'étais dans le fossé, j'ai commencé à remonter, comme un coureur cycliste. J'ai acheté une guitare, passé une petite annonce et monté un groupe.

Qu'a représenté l'écriture pour toi à ce moment-là ?

Au départ, je ne voulais pas écrire dans le groupe. Ça n'est venu qu'après. J'ai mis du temps à me décider, parce que je me disais que ça ne servait à rien, que ça ne sauverait pas ma peau, j'en avais fait l'expérience. Je continue d'ailleurs à penser qu' écrire, au fond, ne sert à rien.

Même pour "écrire des chansons comme on purge des vipères", comme tu le dis dans Perce-neige ?

Oui, ça a purgé des vipères. Mais il n'y a de vrai et d'utile que l'amour. Entre dix volumes de la Pléiade et une heure de baise totale avec un amour intense, je n'hésite pas une seconde. Tu vas en trouver, toi, des écrivains qui se sont calmés en écrivant ? La vraie réponse, elle est dans la tempête hormonale, la fusion totale de l'amour. Il n'y a que quand je baise que je me sens bien. Là, je tutoie les anges, je serre la paluche de Dieu. Lui, quand tu es amoureux d'une fille, il est ton meilleur ami. De toute façon, il aime ceux qui aiment, qui baisent. C'est pour ça que j'ai écrit Le Baiser sur le nouvel album : pour faire une rencontre avec Dieu. Mais attention : Dieu ayant la frimousse d'une pépette.

Comment expliques-tu, alors, que tu aies toujours écrit ?

Ça a commencé, gamin, à l'école. Je sais très bien pourquoi et pour qui : j'étais toujours amoureux des filles, je rédigeais des poèmes pour elles. C'est devenu une habitude d'écrire comme ça, pour l'autre, en fonction de l'autre. Pour plaire, flatter, comme un troubadour. J'ai jamais vraiment quitté ça. C'est souvent sentimental, cette façon de vouloir convaincre, charmer, draguer sur un album entier. Si je continue à écrire, c'est avec cette idée-là - la seule. Chacun sa petite stratégie pour tenir debout. Moi, c'est celle-là. Faire le dragueur, comme il y a des dragueurs sur les fleuves, qui grattent, creusent. Faire tomber, fondre l'autre. Même si ça passe par la violence. Bon, après, on peut toujours dire que l'autre, c'est soi, un miroir de soi, et vice versa. Certains me demandent "Mais Dolorès, c'est qui ?". J'ose pas trop répondre - on va dire "Il se moque" -, mais Dolorès, c'est moi. Je ne le dis pas trop, surtout que ceux qui me connaissent savent qu'à la base ce n'est pas moi. Mais arrive toujours un moment où c'est ça, évidemment. En même temps que l'autre, on essaie de se faire tomber soi, de faire tomber une part irréductible de soi. On fait tout pour essayer de la réduire, c'est comme une équation. Après, on peut toujours trouver des alibis, dire "C'est pour Machin ou pour Pépette." Au bout du compte, c'est toujours pour soi.

As-tu toujours le sentiment que ta personnalité est double, partagée entre Bergheaud et Murat?

Hou là là, plus que jamais... Pas plus tard que ce matin, en allant chercher le journal, je me suis passé un savon dans la voiture. "Faut que je te dise un truc : j'en ai plein le cul de toi ! Tu es en train de me prendre la tête, parce que tu te demandes comment ton disque va être accueilli, t'es là à penser que c'est de la daube et que personne ne t'aime... Alors tu te calmes ! Il y a autre chose dans la vie." Je m'entends plutôt bien avec moi-même, mais de temps en temps je suis obligé de me parler comme ça. Heureusement, j'ai toujours autant de facilité à sortir de mon corps. Je pars. Par exemple, je suis ce mur, je me fixe et là, je me vois assis sur cette chaise. Je trouve ça très sain. Parce que vivre avec moi tout le temps... Murat, il me fait chier, surtout quand il a un album qui sort. Il me file la migraine, mal au ventre, il me fait gerber. Hier encore, il m'a rendu malade. Tout ça pour son disque de merde. S'il le vend bien, il va me lâcher. Il est très terre à terre, arriviste, très vente de disques, pognon, auvergnat. Enfin, il me dérange pas tant que ça, sinon...

Tu n'as jamais pensé t'en séparer ?

Là, un problème se pose. Si Murat se pend, qu'est-ce que je fais ? je suis mort. C'est là que je commence à comprendre Ophélie Winter... Le foutre à la porte autrement ? Ça passe par la suppression de la matrice qui a fait Murat. Et comme c'est Bergheaud qui l'a fait, je suis mal.

Il a toujours été là, Murat, ou il n'est apparu que quand tu en as créé le nom ?

Il a toujours été là, depuis que je suis tout petit. Simplement, il s'exprimait différemment. En étant malade, trois cent soixante-cinq jours par an. Ça devait être impressionnant. C'est le souvenir qu'il m'en reste, en tout cas. Toujours à part, malade, jamais dans le temps présent. A l'aise qu'avec les animaux, les vaches. Tout ça, je sais d'où ça vient, j'ai cerné tous les problèmes. Mais ça, c'est trop personnel. Disons que c'est comme dans La Mouche : il y a eu des interférences dans la fabrication de l'objet... Elles me feront chier à vie. Enfin, on a tous ça.

Tu penses vraiment que rien ne se délie, rien ne se dénoue ?

Non, l'expérience, ça sert à rien, on n'apprend jamais rien. C'est terrifiant de se rendre compte de ça. On est toujours aussi con que quand on a 7-8 ans. Moi, j'ai RIEN appris, jamais, rien, rien, rien. On te dit : l'expérience, machin, les erreurs, on les fait pas deux fois, tu parles ! Moi, c'est pas deux fois, c'est mille fois que je refais la même connerie... Et pourtant Dieu sait combien j'en ai pris plein la tronche ces derniers temps. Mais je suis prêt à recommencer, sans problème. Une fois qu'on a compris ça, finalement, ça va mieux. Quand on sait qu'on a été programmé comme ça, qu'on va les enchaîner et les enchaîner... je sais quels sont mes défauts, je ne vais plus aller contre ça.

Si tu ne t'appuies pas sur l'expérience, à quoi te réfères-tu ?

Je n'en ai aucune idée. C'est pour ça que je noircis des petits cahiers. Pour faire le point, très régulièrement. Là, ça fait longtemps que je n'ai pas écrit de chanson, il faut absolument que j'évacue des choses. Seulement, ça va faire comme à chaque fois : je pars pour faire le point et je m'aperçois qu'il n'y a pas de point. C'est comme un marin qui sortirait la boussole et se rendrait compte qu'iil n'y a pas de pôle magnétique. Moi, j'en vois pas. Sauf une femme, l'amour qu'elle me donne et celui que je lui donne. J'ai l'impression d'avoir été programmé pour ça. Et j'ai bien peur de l'avoir senti très tôt... Ça n'est pas sans inconvénients, parce que j'ai un fonctionnement exclusif. Y'en a que pour moi, je suis toujours en manque - d'attention, de regards, de caresses, de tout. Chiant comme un gamin de 4 ans. Pour une fille, je suis pas du repos, c'est du travail.

Quand tu étais enfant, il n'y avait personne pour te guider ?

Si : la nature, les animaux. C'est toujours vrai aujourd'hui. Dans l'amour, d'ailleurs, j'aime beaucoup me comporter comme un animal. Pas dans l'action, évidemment... Je ne parle pas, je grogne. Je peux faire le mouton, la vache alanguie, le chien, la colombe. Je suis un grand amateur d'imitation de cris d'animaux, dans ce qu'ils ont de tendre. Les imiter dans leurs moments de satisfaction, quand ils se frottent le dos... Quand j'étais tout petit, il y avait une vache à laquelle je racontais ma vie : elle s'appelait Bijou. Elle écoutait très attentivement, les oreilles en avant, me fixait du regard. Je me couchais sur elle, c'était parfait. J'aimais la traire dans le seau, boire son lait tout chaud. C'est pour ça qu'aujourd'hui j'ai chez moi plein d'objets en forme de vache.

Les autres enfants ou les adultes ne t'apportaient rien de comparable ?

Rien de commun avec Bijou. Je crois quIl faut tomber sur quelqu'un d'exceptionnel pour qu'il t'apporte autant qu'un animal. Après, ce qui m'a le plus apporté, c'est la lecture. Mais là, j'ai été très mal guidé. Un prof qui m'avait pris en sympathie m'a conseillé Gide. J'ai plongé très fort là-dedans. De 14 à I8 ans, j'ai passé mon temps avec les livres de ce gros con. Les meilleures années de ma vie avec ce type complètement bidon... Six mois pour lire Les Nourritures terrestres, tout ça pour ensuite aller courir dans la nature, me balader à poil, me branler sur les fougères, sortir dès qu'il y avait de l'orage... Cette espèce d'hédonisme à la con. Ça m'a déformé, intellectualisé, incité à blablater. Beaucoup de mes problèmes viennent de là. J'ai perdu quelque chose.

Tu penses sincèrement que des lectures peuvent avoir autant de poids sur une vie ?

Dans mon cas, oui. Je regrette d'être aussi sensible, aussi primaire. Dans ces affaires-là, quand il y a à pleurer, je pleure. Je me souviens d'une scène pas possible quand j'étais petit, qui m'a profondément marqué. Quand j'avais 4-5 ans, on m'a offert un livre. Ça se passait au Mexique : un petit garçon, tombé amoureux d'un taureau qu'on emmenait à l'abattoir, entreprenait tout pour le sauver. On m'a lu cette histoire et ça a été affreux, j'ai pleuré pendant des jours. Le docteur est venu parce que je disais que j'étais malade. En fait, c'est cette histoire qui m'avait fendu le coeur. Voilà le genre de camarade que j'étais. Rien que d'en parler, ça pourrait encore me fendre le coeur aujourdhui. Et ça, c'est pas bon.

Pourquoi lis-tu autant si tu prends tout ça à coeur, sans recul ?

Parce que ça peut me repêcher, me reprendre par le col avec la même force. Là, je viens de passer une année Pouchkine. Quand il m'est arrivé, comment dire, cet accident terrifiant qui a failli m'enlever la vie, c'est avec ça que je suis reparti. Je me suis ressourcé, rassuré, reconnu à fond là-dedans. Tiens, écoute, j'adore ça (Il ouvre le journal secret, à une page déjà marquée) : "Il est remarquable de constater qu'une motte a une valeur en elle-même, dont la beauté ne dépend pas du corps auquel elle appartient. Même un visage et un corps répugnants ne peuvent pas détruire son pouvoir d'attraction. Si on couchait deux femmes côte à côte, l'une avec un joli minois et l'autre laide, et que vous dissimuliez leur visage sous d'épais voiles, vous ne prendriez pas moins de plaisir à besogner le laideron que la beauté. Je dirais même que si vous ne savez pas laquelle est la vilaine, il se pourrait que vous la préfériez à la belle. L'âme se cache dans le con, pas dans le corps. "J'adhère à fond à ça. J'ai d'ailleurs écrit Le Baiser en pensant à une description de Pouchkine. Et Tatiana, dans Eugène Onéguine ! Un personnage extraordinaire... Une paysanne, une femme simple, qui comprend tout mais ne perd jamais sa naïveté, sa pureté. Pouchkine, lui, n'a jamais trouvé sa Tatiana : sa propre pureté n'est jamais passée par une femme pure. Il a baisé des meufs comme un dingue... Encore, il a eu du pot, lui : il est vraiment mort d'amour, en duel. A son époque, c' était peut-être plus simple d'être un homme. Comment se fait-il que ce soit devenu cet enfer entre les hommes et les femmes ? C'est ça aussi que j'ai essayé de raconter avec ce putain de Dolorès. Je n'ai toujours pas compris ce qu'une fille peut attendre de moi. J'ai toujours été entouré de femmes, vachement aimé, mais au fond j'ai toujours été leur jouet... Enfin, je les aime, je les côtoie beaucoup. Comme l'écrivait Gace Brulé, "D'autres peuvent manquer à l'amour, mais moi je ne l'ai jamais trahi. "

 

Quelques temps avant en 1995... post-venus et pré-Dolores... Et on croise encore Silvain Vanot:

LES INROCKUPTIBLES hebdo n°4, avril 1995

Le mouton enragé

Suspendu entre la sortie d'un album live et son entrée imminente en studio, Jean-Louis Murat fait un état des lieux sans concessions des rapports vie d'artiste - vie privée.

 

Jean-Louis Murat : Je savais qu'en montant sur scène ma vie - professionnelle et privée - allait basculer. Ça a été pénible, intimement. J'en suis sorti un peu exsangue, autre. Plus d'un an après, je n'ai toujours pas digéré.

Enregistrer des disques, c'était comme publier les textes d'un journal intime, mais avec une certaine distance, presque à titre posthume. Lorsque je me suis mis à interpréter mes chansons sur scène, j'ai eu l'impression de relire des pages entières de ce journal et j'ai trouvé ça profondément dégoûtant, faux, un mensonge adressé aux autres et à moi-même. Je crois que ma vie privée était arrivée à un tel point de sophistication que mes chansons elles-mêmes étaient devenues de plus en plus brouillées. Je parle de "mensonge", qui est un mot moral, terrifiant, ça couine, ça gratte. Disons que je commençais à voir le bonheur comme une somme, un écran d'habitudes. Ma façon de concevoir des albums et ma vie privée sont arrivées à une sorte d'impasse de façon quasi simultanée. Je me retrouve aujourd'hui avec les handicaps cumulés, un travail de deuil à mener dans les deux cas. Si je veux sauver ma peau, il faudrait sans doute que j'éprouve un sentiment de honte, de remords. Ça ne m'effleure pas le moins du monde. Dans des conditions pareilles, les applaudissements, les appréciations des critiques ne me servaient à rien. Je n'y puisais aucune énergie, c'est à côté, au-delà. J'en étais même davantage troublé, parce que tout ce que je faisais était systématiquement remis dans le droit fil de ce que les gens pensaient déjà de moi auparavant. Et cette distorsion-là me démobilise.

Souvent, pendant la tournée, des gens venaient me voir avec la conviction de rencontrer un loser. La plupart du temps, ça les confortait dans l'idée qu'ils étaient eux-mêmes des losers. J'étais désespéré : s'il y a bien un type qui ne se sent pas perdant pour deux ronds, c'est bien moi. J'en suis vite arrivé à me dire : est-ce que dans mon métier de chanteur je suis vrai, est-ce que je ne suis pas un poil extérieur à moi ? J'ai joué avec mon vrai nom et mon faux nom. Parfois, je me dis "Là, tu fais ton Murat." Avec le film et la tournée, ça a empiré. Je me suis rendu compte que ce n'était pas de la rigolade, que ça se payait même très cher. Un troisième homme, un type moral, qui osait se poser le problème du mensonge, est venu s'intercaler entre Bergheaud - sa revanche sociale, son souci de réussite - et Murat - son problème d'image et de crédibilité. Mais ce problème moral, je n'ai pas voulu le prendre à bras-le-corps...

Une semaine après le concert de Lyon, ma vie privée, sentimentale, a complètement basculé. C'était nécessaire, mais je croyais avoir plus de ressources. Depuis, j'ai tenu une chronique de ce que j'ai vécu. Instinctivement, j'ai appelé cela "les jours sévères". La vie est sévère avec moi. Elle me redresse, peut-être. J'ai énormément perdu. J'étais couvert d'affection, d'amour, je pensais que ça durerait toujours, ça s'est arrêté d'un coup. Je n'écrivais que pour une seule personne, pour la séduire. J'ai toujours eu 10 ans d'âge mental lorsque je finissais une chanson et que je la lui soumettais. Maintenant que cette personne n'est plus présente, je ne sais plus pour qui écrire des chansons. Normalement, je rentre en studio en avril, je n'ai rien écrit. C'est la première fois que je reste sec aussi longtemps. Je m'emmerde, je pleurniche, je vais au restau, au cinoche, je bouquine. Un jour, je me dis que je vais déménager, ou que je vais m'installer en Afrique du Sud, ou devenir paysan, ou acheter un deltaplane. Pas un jour je me dis que je vais composer une chanson. "Un coup de latte, un baiser, un coup de latte, un baiser", c'est tout ce que j'ai dans la tête.

Il m'est venu deux idées pour le prochain album. D'abord, que l'excès de vice, c'est l'excès de vertu, kif-kif. Ensuite, que le mensonge est plus douloureux pour celui qui ment que pour celui qui subit. Voilà. de la morale, toujours de la morale. Tout ça, c'est bon pour Sardou.

On ne peut pas se refaire, comme disent les gens. Je n'éprouve pas le besoin de lutter contre mes contradictions. Je rejoins cette idée chez Pouchkine, que j'ai relu ces temps-ci. Il a une virilité, une sexualité, un caractère contradictoire dans lesquels je me reconnais. Il pense par exemple que la baise est rédemptrice, qu'elle assure le salut de l'âme. Que Dieu, c'est le sexe d'une femme. Je suis très guidé par l'instinct sexuel dans mes rencontres. C'est l'un de mes problèmes, cet atavisme barbare, animal. Cette manière de renifler, de lécher. La gloire de l'amour, c'est sûrement la fidélité. Mais l'infidélité m'est toujours apparue comme une vertu et les sacrifices que suppose la fidélité comme une insulte à la Création. Mais une telle pensée, ça se paye. Pouchkine le décrit avec une sincérité et un talent incroyables. Peut-être son époque laissait-elle davantage de chances à de tels caractères. Quand on était jaloux, on pouvait tuer, provoquer en duel. Ou bien fuir, disparaître. Embarquer pour le Tonkin, ou aller faire l'apothicaire à Salt Lake City avec sa mule, c'est quand même devenu difficile, tout est cadenassé... Ça me ferait sûrement du bien d'être armé, de régler des comptes. Je me dis que je ne suis pas fait pour avoir l'âme contemplative, mélancolique, j'aime beaucoup trop la bagarre. Mais aujourd'hui on ne fait plus de duels, on fait de la dépression et il y a encore trop d'inhibition dans l'action chez moi. Je repense à l'agression de Cantona contre ce supporter anglais qui l'insultait. J'ai beau avoir un avis mitigé sur le personnage, je pense que Cantona aurait dû lui fracasser la tronche. Que ça puisse ensuite avoir valeur d'exemple sur les gamins, c'est de la foutaise. Toute cette hypocrisie nous paralyse drôlement. S'il n'y avait que des Cantona, je ne doute pas que la vie soit un enfer. Mais j'ai envie de ce monde-là, de ce Far West d'avant la loi, avant l'arrivée de John Wayne. Etre un type comme Liberty Valance me calmerait pas mal.

 

J'en suis arrivé à me dire qu'on ne chante pas impunément. Voilà sans doute la différence entre le show-business et ce que je peux espérer faire : il y a des chansons qui ne mangent pas de pain et d'autres où l'on jongle avec des poignards - en courant le risque d'en prendre un en plein front. Ça peut faire mal. Et où est le public qui aime ce qui fait mal ? Pendant toute la tournée, c'était criant: quand je chantais La Momie mentalement, où je me traite d'ordure, le public n'appréciait pas. Ça a contribué à me refroidir. Chaque soir, des dizaines de personnes réclamaient en chœur Sentiment nouveau. Pour moi, c'est une chanson gag, l'envers parfait de ce que je voulais faire. Mais c'est ce que les gens attendaient: que je chante "La vie, c'est les vacances" Je ne veux pas faire du Kieslowski à outrance, mais tout est lié: le balladurisme, la popularité d'un type qui ose parler de la grandeur de la France et promet de ne rien changer, et l'état d'esprit dans la chanson ici. J'en ai un peu plein le cul. Parce que le complexe va se renforcer. Si on doit se cantonner à vie à notre rôle de perroquet, à écrire du sous-Warren G, du sous-Morrissey, du sous-Cure, du sous-Stones, quel désespoir... J'ai l'impression d'être dans un bain qui va nous submerger, parce que tout le monde adore ça - se laisser porter. Les maisons de disques, qui forment le microcosme le plus rétrograde du monde artistique, avec un des QI les plus faibles, suivent le mouvement sans broncher. On n'a pas fini de compiler, de jouer la sécurité, de sortir des disques pour la génération Sarkozy-Léotard, pour les quadras. J'ai passé mille fois plus de temps à signer des photos de Podium avec Mylène Farmer qu'à discuter avec des lecteurs des Inrocks. Il me semble pourtant qu'on peut tous - les artistes, les médias, les lecteurs - se sentir investis d'une sorte de responsabilité, pour changer les choses, même insensiblement. Pendant la tournée, avec Silvain Vanot, nous en parlions souvent. Idolâtrer Morrissey, ou je ne sais quel groupe anglais à la mords-moi-le-noeud, on n'a rien contre. Mais nous, Dieu sait qu'on ne nous aide pas... On ne demande pas énormément : un simple glissement, progressif, dans la qualité, dans la différence. Pour éviter que l'actualité soit squattée par l'éternel retour de Sylvie Vartan ou le dixième contrepied d'Etienne Daho. Je n'ai que des questions et ça m'empoisonne la vie. J'ai été déçu par les résultats de Vénus, ma maison de disques a été déconcertée. Moi, je trouve que c'est ce que j'ai fait de mieux. Je crains maintenant de naviguer en pleine illusion, de croire que je suis dans une baise normale, alors qu'en fait je ne serais que dans la masturbation. Avec la tournée, j'ai voulu faire le point, comme un voyageur fait un point géographique.

Quand ça allait vraiment mal, il m'arrivait de rêver que j'étais un œuf. Pas comme un symbole de vie, non. Un œuf mort, de dinosaure, un œuf dur. Au réveil, je me disais : c'est donc ça, l'eau est imbuvable, l'air est irrespirable et les hommes sont des œufs.

Propos recueillis par Richard Robert Photo Renaud Monfourny

 

ET on termine par MUSTANGO: Richard participe au "supplément" "Murat en amérique" à l'occasion de la sortie du disque et signe une belle chronique.  (Ah, tiens, encore Silvain Vanot, associé cette fois à Bashung ou Manset!).

 

La conquête de l'ouest

Ou comment Murat, tout au long de sa discographie, a peu à peu sorti sa musique de sa simple condition de décor, pour en faire finalement sur Mustango un espace vivant, cultivable : son Amérique à lui.

Par Richard Robert

 

Le parcours discographique de Jean-Louis Murat ? Celui d'un trouvère. Des allées et venues de chanteur itinérant, pas franchement fixé - ni sur son art ni sur son sort. D'album en album, Murat donne l'impression de flotter : son ancre chasse. Des disques comme Le Manteau de pluie et Dolorès, où certains l'ont cru sédentarisé, n'ont été finalement que des étapes. Des passages plus sûrs, des gués où il a eu un peu plus pied. Plus tard, on l'a croisé ailleurs, un peu plus avancé, mais toujours pas arrivé. Car la vocation du trouvère n'est pas de trouver - un point d'attache, un toit à soi - mais bien de chercher sans fin, de quêter une étoile inaccessible, de battre infatigablement le pays, jusqu'à s'égarer parfois.
Dans l'arbre généalogique de la chanson française, Murat appartient à une sorte de rameau brisé, ou à une souche séparée dont les rejets disparates pourraient s'appeler Alain Bashung, Dick Annegarn, Gérard Manset, Rodolphe Burger ou Silvain Vanot. Autant de cousins lointains, trop occupés à se dégager des voies personnelles pour s'enclore dans un lieu commun et qui forment comme une diaspora musicale au sein même de l'Hexagone.

S'il est une exception française dans le domaine de la chanson populaire, c'est sans doute à cette cohorte d'exilés de l'intérieur qu'on la doit. Et à cet inconfort particulier que tous ont pu éprouver, dans un pays où les ressources poétiques sont intactes mais où le sous-sol musical s'est irrévocablement appauvri : un pays même pas fichu de sauver son blues à lui, de maintenir ses traditions autrement que dans la gangue sèche et puante du folklore.

Nomades forcés, ces chercheurs d'or sonore, de souffle et d'espace ont, un jour ou l'autre, fatalement lorgné du côté de l'Amérique. Une Amérique non littérale, recomposée, dont ils se sont abstenus de singer les codes. Une Amérique intérieure, même, ralliée en creusant des tunnels imaginaires, dont ils ont voulu atteindre les grandes prairies par des trajets clandestins et les hautes plaines par des défilés tordus. "
Comme des exilés s'en vont d'un pas traînard / Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ", écrivait Baudelaire dans Réversibilité. Des phrases que Murat reprendra à son compte dans son album Dolorès.

La conquête de son Far West personnel, le Français l'a ainsi engagée bien avant d'enregistrer Mustango entre New York et Tucson. Mais il l'a souvent entreprise de manière plus ambiguë et désordonnée. Pendant longtemps, Murat n'a paru accorder à la musique qu'un simple rôle de support, décor plus ou moins chiadé devant lequel sa voix, ses textes et ses innombrables états d'âme occupaient sans partage les premiers rôles. Dans Cheyenne autumn (89) et Le Manteau de pluie (91), les climats sonores sont ainsi calqués sur la météo intime du bonhomme, les chansons habillées en fonction de sa température interne - basse, en général.

Certaines parties de Cheyenne autumn, avec leurs arrangements synthétiques sous-vitaminés, ont aujourd'hui l'air de vieilles barquettes oubliées au fond du congel new-wave. Plus léché, l'impressionniste Manteau de pluie propose une collection de chansons fumigènes, devant lesquelles se découpe mieux que jamais la gueule d'atmosphère de Murat. Voix déposée au creux de l'oreille, usage lancinant du mid-tempo, songwriting simplissime et à la limite du chichiteux, arsenic mélancolique : le genre de disque à l'écoute duquel on se laisse volontiers engourdir et envoûter, en sachant pertinemment qu'il soulève peu d'enjeux esthétiques.

C'est par la suite que Murat semble réellement placer son identité musicale au premier rang de ses préoccupations. Son problème, alors, est simple : que faire lorsqu'on est chanteur et français, qu'on s'est toujours senti proche de Neil Young, Leonard Cohen, John Lee Hooker ou Bob Dylan et qu'on ne peut plus le cacher ? Se sommant de répondre vite fait à cette question, l'Auvergnat enregistre Vénus (93) en huit jours : traduction française plutôt convaincante du country-rock, l'album entraîne la musique hier frigide de Murat dans les sous-bois et la dénude sans ménagement, esquisse des parallèles entre les chants de la terre américaine et ses complaintes frustes de bougnat boudeur.

A la suite d'une tournée où l'on entend beaucoup couiner la pedal-steel, Murat envisage de chevaucher le Crazy Horse de Neil Young, puis recule, pris par la pétoche : trop tôt, trop évident peut-être.


peinture JLM

Revenu à ses machines et à sa solitude, il monte Dolorès (96). Plus qu'une simple parenthèse dictée par le dépit amoureux, c'est un joli chantier désenchanté où il agrège mieux que jamais la forme musicale et le fond de son âme. Au meilleur de son écriture fille de joie et sœur de chagrin, Murat signe un album qui grogne de plaisir et de douleur, sanguinaire et mielleux comme une saison des amours. La musique, extirpée de l'arrière-plan, est devenue chez lui terreau porteur, cultivable : un enjeu territorial, aiguisant ses appétits de pionnier, son désir de trouver un paradis qui lui ressemble. Mustango n'a donc pas surgi par hasard, mais à un moment où Murat a pu enfin faire son baluchon, traverser l'Atlantique, se mesurer à ses obsessions de façon moins naïve et rassembler tout ce qu'il avait exprimé jusqu'alors sous forme de pièces détachées. L'Amérique n'est plus là pour lui tendre un miroir fidèle, mais pour lui amener des analogies, des complicités, des outils. Ici, la présence de Calexico, Marc Ribot ou Elysian Fields n'est pas innocente : avec ces voyageurs qui aiment à arpenter et habiter chaque recoin de musique, Murat est parvenu à faire de Mustango un champ sonore bien concret autant qu'un espace mental et affectif. C'est un disque à la fois enrichi et aéré où les mots, moins en vedette et moins lourds de sens, se consacrent davantage à une sorte de phrasé ornemental, traits de couleur accordés à la pâte musicale.

Mustango n'est pas forcément l'album définitif de Jean-Louis Murat. Mais c'est certainement celui où il a su le mieux faire le point, où il a semblé enfin y voir plus clair et plus loin : c'est un premier vrai surplomb, d'où il peut enfin mesurer le chemin accompli, embrasser du regard les plaines déjà traversées et entrevoir sans doute quelques-unes de ses prochaines destinations.

 

Rédigé par Pierrot

Publié dans #vieilleries -archives-disques, #2021 Aura aime Murat

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