Les mots de la mort (dans les chansons de Jean-Louis Murat)
Publié le 17 Février 2023
Paulo est encore debout devant sa fenêtre. Le carreau de verre devant lui semble en avoir été usé… comme le revers de sa manche de costume, pour effacer la buée. Déjà deux semaines sans voir le soleil. Pontgibaud, Dauphiné d’Auvergne, morne plaine. Tenir le blog de Paulo, ce n’est pas la joie tous les jours... surtout depuis que ChatGPT risque de le remplacer. C’est la nouvelle année et c’est le blues. Le 24 juin c’est bien loin… Il lui faut quelques secondes pour réaliser que c’est du téléphone qu’un son lui parvient…
- Et ben alors, Paulo ? Tu dors encore debout devant ta fenêtre? le paysage t’a embrassé?”
Son arrogance de Parisienne l’agace, mais soit: être patron de presse, c'est aussi de la douleur... Et étendre son réseau de correspondant local, à une personne, comme au temps de Fred Plainelle, justifie bien de souffrir un peu.
- Eh oh Paulo ! Wake up ! tu penses encore à Fred! Bon, je t’envoie un texte qui a pour thème la mort, je te laisse lire et tu publies tel quel bien sûr!
L’œil morne de Paulo s’allume. Oh, oc!!oc!! Ça c’est bon, bon pour le moral… La mort ! Bon sang ! Quelle bonne idée… Ça c’est une année qui commence bien.
Un petit tour de l'au-delà
D'abord il y a eu “ Mujade ribe”.
Il arrive que des chansons vous hantent. J’ai rencontré Jean-Louis Murat presque par hasard avec Babel, que j’ai écouté en boucle pendant des jours, happée à chaque fois par ce morceau. Ce titre est si beau, j’ai d’abord cru que c’était un nom propre, avant d’apprendre avec ravissement que c’est du patois pour « l’orage arrive ». C’est long, c’est ample, avec ces cuivres, ce rythme se répète, comme une grande boucle. Et puis il y a ce texte intrigant : qui est cette fille qui apparaît au début de façon si théâtrale, dans un halo de lumière, et qui regarde ? Et qui parle, et à qui, dans cette chanson ?... Plus tard, c’est mon tout premier concert au Palace. Murat, son énergie, sa mauvaise humeur aussi face à une salle trop sage, et la puissance de ce morceau sur scène. Et bien plus tard encore, la découverte de la version du Live aux Pias Nites, le concert à la Maroquinerie, qui me semble tellement déchirante…
Bon, il est décidément temps que je le creuse, ce rapport à la mort. En plus, Paulo trouve que c’est une bonne idée. Bien sûr, il faut que j’y aille. Il commence à m’inonder de mails et de références.
C’est là que je me rends compte que non seulement je suis une muratienne novice, mais aussi une vraie lente. Je viens de découvrir qu’il serait peut-être intéressant d’enquêter sur la mort dans les chansons de Jean-Louis Murat. Jean-Louis Murat ! Celui qui ouvre sa carrière par “Suicidez-vous le peuple est mort”, que des auditeurs d’Europe 1 scandalisés tiendront pour une apologie du suicide… Qui devient célèbre en déambulant avec Mylène Farmer entre les tombes de l’ancien cimetière juif de Budapest, pour le clip de “Regrets”... Qui dédie des albums à des proches disparus et depuis quelques temps évoque régulièrement son propre décès… A remonter en désordre le fil de cette incroyable discographie, à assister régulièrement à des concerts galvanisants, j’avais presque oublié le cliché pourtant tenace du chanteur à l’univers sombre et mélancolique, à la voix traînante.
C’est sans doute que, à y aller voir de plus près, se révèle dans le rapport à la mort autre chose que cette image convenue…
“Elle m’obsède depuis que je suis enfant”
Jean-Louis Murat a souvent parlé dans ses interviews de son long compagnonnage avec la mort - lui qui a reçu le prénom de son aïeul tué en 1918. Dans son enfance d’abord, à la ferme, où, mort des bêtes et des gens, elle n’est pas occultée, s’offre aux regards. Murat a raconté à plusieurs reprises son effroi devant la mise à mort des animaux, et le sang noir des bêtes égorgées se donne à voir dans plusieurs chansons. Les corps restent aussi à la maison pour être veillés, expérience fondatrice pour le jeune Jean-Louis Bergheaud, ainsi qu’il le raconte dans une interview de 1993, où il évoque la mort de son grand-père François : “J’étais resté toute une nuit, seul, face à sa dépouille mortelle. (…) Cette expérience a dû provoquer mes pulsions. C’est comme si le corps froid du grand-père m’avait amené à m’épanouir sexuellement”. Murat a aussi souvent parlé de sa mort à lui, frôlée lors d’une tentative de suicide. Il l’évoque dans “L’Ange déchu” :
« Je crains tant le souffle
Du temps sur moi
J’ai senti sa bouche
Dans l’au-delà »
C’est la mort des autres enfin qui traverse sa discographie, avec le chagrin qui a présidé à la naissance de plusieurs albums, Taormina, Grand Lièvre, Babel, Il Francese. Pourtant, ni complainte ni complaisance dans sa représentation. A l’épanchement lyrique Murat préfère la mélancolie née de la représentation des adieux, du départ, du dernier regard sur la beauté du monde, sur ce qui a été aimé, hommes et paysages. “Accueille-moi paysage” égrène la litanie des dernières fois :
“Dernière prière au grand dieu de la santé,
Dernier je t’aime en dernière volonté…
Dernier nuage aperçu sur l’Aiguillier, derniers feux,
Dernière étoile s’enfuyant vers le Forez, dernier vœu..
Dernier soupir à la fuite du bonheur,
Dernier enfant taquiné de tout son cœur…”.
“Les ronces” dans Babel sonne aussi comme un adieu : “Nous n’irons plus au bois, ma mie, les lauriers sont coupés… Nous n’irons plus pêcher dans le ruisseau des Grands Moulins, Nous n’irons plus nous cueillir en narcisses dans le matin, Nous n’irons plus aux marches d’or du péché…” Et s’il dit évoquer dans Grand Lièvre son amie Alexandra, morte dans un accident de moto, il en fait une chanson, “Alexandrie”, où l’évocation de la mort se pare de références historiques - à Cléopâtre notamment - et fait naître des images sensuelles et lumineuses, au cœur même de la nuit :
“Sortir en mer
En pleine nuit
Rondeur du monde
Alexandrie” (...)
“Te voir nue
Comme un champ bleu
Tenir la mer
En amoureux” (...)
“En langue grecque
Alexandrie
Crécelle d’or
Dans ma nuit…”
Dans Il Francese, après la mort de Christophe Pie, autre biais : Murat choisit d’explorer l’expression “rendre l’âme”, prise au sens propre.
La mort est enfin côtoyée quotidiennement dans les campagnes qui se dépeuplent. Territoires vieillissants, entre Tuilière et Sanadoire, “ce pays qui n’est plus qu’un mouroir”; à Chamablanc, où, lorsque le jour se lève, un enterrement se prépare, un autre va sans doute arriver (“Encore huit jours m’a dit l’Pierrot avant qu’on la r’trouve au tombeau”…). Et ceux qui restent cèdent au désespoir, paysan noyé, boucher et garde-chasse pendus de “Tous mourus”.
La mort omniprésente finit d’ailleurs par se confondre avec un territoire, devient paysage. Paysage de neige, où couvent la violence et le meurtre dans “Il neige”, où les ténèbres ne semblent jamais devoir se dissiper dans “Taïga”. Paysages âpres de Taormina, album hanté par la mort, et qui porte le nom d’une terre de mythes, face à l’Etna, et tout près de Charybde qui vomit sur ses côtes les navires qu’elle a brisés. Les hommes, impuissants à amadouer les dieux et dompter la mort, y vivent dans sa présence, façonnés par elle, seuls dans ce paysage minéral et cruel. “Car rien n’émeut cette terre, ni charnier ni prière, seule vit la cruauté au cœur de nos rochers” chante Murat dans “Caillou”.
Murat dans la maison d'Emile, le voisin décédé (@loriou)
“Parures d'or, cimetière d'amphores, tout casse et s’évapore...”
De l’évocation des morts qui l’entourent, Murat passe naturellement à la représentation du tragique de notre condition, en rappelant constamment notre finitude et la vanité de nos existences. Quelques exemples piochés dans la foule de déclinaisons de ce thème : un morceau du Manteau de pluie, où “l’éphémère” désigne la condition des vivants mais aussi notre absence de mémoire…
“Tout est éphémère
La vie, la terre, les choses vues qui nous ont plu
Les papillons, l’hiver, les loups, les cerfs
… Je ne sais plus …
(…)
« Je parcours les rues du monde disparu
(...)
Non, je ne me souviens plus de tout ce temps perdu.
Je me sens éphémère”.
… les notations désespérées dans “Call baby call” : “Sonne le glas du temps pour nos aurores brèves”, “Quel que soit le mystère tout entraîne vers l’ombre”, “Nous voilà pèlerins à la chair périssable”, ou dans “Parfum d’acacia au jardin” :
“Que me fait la beauté des choses
Si tout doit finir en chemin
Oh, Dieu, pourquoi pas ma pomme
Un parfum d’acacia au jardin
A quoi sert d’aimer ce qui périt ?
Petite pichenette où es-tu ?
Tu travailles au néant, quelle folie
Qui laboure, ce beau cœur, ce beau cul”
Le constat semble souvent résigné, jamais adouci par la croyance ou l’espoir d’une autre vie. Si Murat s’adresse à la vierge d’Orcival, prie dans l’hiver interminable qui s’est étendu sur la taïga, emploie volontiers le vocabulaire religieux, avec “le monde d’en bas”, “ici-bas”, “l’au-delà”, il semble plus convoquer une tradition qui le touche que prendre à son compte l’espérance qu’elle apporte. “Pourquoi t’en faire, Dieu est mort, y’a plus d’souffleur dans ce décor” clame-t-il dans “Ton pire ennemi”. Il refuse même le pari de Pascal (des années avant de lancer le définitif : “Cette fois les pensées de Pascal je m’en fous !”) dans “Cours dire aux hommes faibles” :
“ Cours dire aux hommes faibles comme moi
Qu’il n’y a plus à parier
Que mourir est la même loi
Pour l’homme et le sanglier”.
Ailleurs, moins radical, il s’interroge : “Sans la moindre idée de ce qui sera après, dans ce séjour des morts de quoi viens-tu me parler ?” (“Maudits”), ou, plus douloureusement : “Où vont les morts ? Arrête d’y penser” (“Mujade ribe”)
Méditant sur le motif traditionnel du “memento mori” (et le “On entend ça n’importe où” du refrain de “Call baby call” le définit de façon assez brutale comme un lieu commun), Murat a également recours pour représenter la mort aux figures ou aux allégories les plus classiques, la faucheuse, le chat noir, l’ogresse, qu’il prend néanmoins soin de revivifier. De la faucheuse terrifiante, il ne retient dans “Lady of Orcival” que l’instrument qui coupe tout élan : “La faux lancée nous coupe les jarrets / plus de champ plus de lait / pauvre Lady”. L’inquiétant matou présent dans plusieurs chansons, qui cabriole ou attend patiemment, semble venir d’une anecdote vécue : en rentrant d’une veillée, la grand-mère de Murat aurait porté dans son panier le diable sous la forme d’un chat noir. Enfin la mort dévoratrice se délecte amoureusement, hideusement de sa victime : Murat dit avoir senti sa “bouche”, son “souffle”. Elle “nous lèche et nous dévore” dans “Lady of Orcival”, et Ginette Ramade est prévenue : “Quand la truie du temps à gueule malade viendra vous lécher à minuit, il n’y aura plus de chansons, Madame D… ”.
“Tout ce qui veut mourir en moi”
Effrayante, détestable… et amoureuse, la mort peut susciter une fascination trouble. L’image de la raie manta, langoureuse et inquiétante, dit bien cette ambiguïté :
“La nuit des temps est en nous
Ne te retourne pas
La nuit est en nous
Ne te retourne pas
En eaux troubles et tièdes
Quand tu n’es pas là
En eaux troubles et tièdes
Nage une raie manta
Vain désir de vivre
Et de mourir en paix
Voilà l’étrangère
Au cœur de mon pays”
Murat se fait régulièrement plus explicite quant à ce gouffre en nous. La pulsion de mort est nommée à deux reprises au moins, et définie dans “La fille du capitaine” comme détournement de la pulsion sexuelle. La tentation du suicide se manifeste dans les petites voix de “L’au-delà”, ou de “La petite idée derrière la tête”. Murat évoque aussi l’attrait d’une mort glorieuse et presque romantique, dans “L’au-delà” par exemple (“Mourir en montagne, mourir foudroyé”), parfois à la limite du cliché (ce qu’il dira d’ailleurs regretter) quand il rêve dans “Paradis perdu” d’un destin à la James Dean : “je veux trouver la mort en voiture de sport”.
“La mort est dégueulasse”
Pourtant, au revers de cette tentation, cette fascination, on trouve aussi le sursaut, la révolte. La mort reste bien un scandale. Murat l’a dit en 1993 à Femme actuelle : “C’est une injustice de vieillir, c’est mourir à petit feu. C’est dégueulasse qu’on nous ait mis là pour qu’on disparaisse et qu’il ne reste rien”. Et “Taormina” le martèle : “La mort est dégueulasse”. Par son travail, il observe la bête, pour déjouer sa puissance. Pour lutter contre lui-même aussi : “J’écris par volonté de rejeter le plus loin possible tout ce qui veut mourir en moi. Je hais les forces de la mort partout en action”, a-t-il affirmé.
Partout en action ? D’abord dans le monde qui l’entoure. Dès 2014, il déclarait à Télérama : “Quand je vois des scènes de décapitation, je suis à la fois horrifié et fasciné. C’est un sujet de chanson. J’aime beaucoup les murder songs que peuvent faire des gens comme Nick Cave. Des chansons de meurtre. La guerre de 1870 est très présente chez Rimbaud… Alors oui, j’ai écrit quelques textes là-dessus. (...) La chanson n’est pas seulement faite pour accompagner nos émois amoureux. Nous connaissons tous des gens capables de couper la tête à quelqu’un. Si nous étions dans une société vigoureuse, la chanson pourrait porter cela, au lieu de servir de bande-son à des publicités !”. C’est ainsi qu’il met en scène des assassinats, dans des récits qui relèvent du fait divers (“Ginette Ramade”, “Neige et pluie au Sancy”…), mais aussi les tueries de masse : la guerre en Yougoslavie, les charniers de la guerre de 14 (“Rémi est mort ainsi”, “Sans pitié pour le cheval”, ou encore, “Loï en -14”) et depuis 2015 les massacres terroristes, qui parcourent les albums Morituri et La Vraie vie de Buck John.
Mais Murat parle aussi des forces de mort présentes en lui. Écrire, c’est affirmer une vitalité qui détourne d’elles. Il s’agit bien de conjurer la tentation de la disparition, mais aussi la fuite du temps et l’ennui, image de la mort, qui conduit au pire : l’assassin de Toboggan le dit bien : “J’ai tué parce je m’ennuyais”, et c’est l’ennui, le dégoût généralisé autant que la vieillesse qui marquent “La fin du parcours” :
“L’allure s’appauvrit se singe à l’envie
Le cœur s’affale dans le très banal
L’amplitude s’oublie entre les instants de vie
Puis on trouve normal d’avoir toujours plus mal :
C’est la fin du parcours
Les muscles se lassent, le sourire se fane
La peau au contact moins vite se rétracte
Le goût se trahit, les couleurs s’assombrissent
Les passions se chapardent dans d’étranges histoires
Puis un fossé grandit, à la jeunesse on envie
L’irruption brutale du désir animal
Et le corps trahit, cheveux, dents, un souci
Par instants on trouve normal dans le cœur une balle :
C’est la fin du parcours”
La chanson de Béranger, “Le mort-vivant”, mise en musique dans 1849, dit bien cette puissance mortifère de l’ennui, et, à rebours, la force vitale des joies et plaisirs de l’existence. “Royal Cadet” renchérit : “L’horloge me déprime… Approchez, mes chevaux”. Face à l’abîme, Murat ne cesse d’affirmer la puissance de l’élan vital, élan créatif, élan amoureux. “Tant la vie demande à mourir” détourne ainsi la tentation de la mort par le rappel des joies et des jouissances, parmi lesquelles l’amour tient la place maîtresse. “Mais tant la vie demande à aimer et tant la vie demande à mourir, je ne peux aimer mourir” répète Murat. Alors, certes, on meurt beaucoup d’aimer dans ses albums : il plonge à l’une des sources de cette thématique avec des variations sur le mythe de Tristan et Iseult, dans l’album Tristan, évoque la rupture, dans “Démariés” par des images associées à l’hiver et à la mort, se voit mourir “pour la chair de cet amour” dans le paysage mélancolique d’une lune rousse à Cabourg, ou encore dénonce la partie liée de folie et d’amour qui a conduit au suicide le pendu des Essarts dans “Fille d’or sur le chemin”. Mais l’amour est aussi la force qui détourne de la mort. Parmi des exemples multiples, “Sentiment nouveau”…
“Nous étions du dernier regain
Condamnés à mourir demain
Issus du troupeau décimé
Promis au boucher…
Puis il y eut… ce sentiment nouveau…”
… ou, plus trivial, le conseil donné dans “Libellule” : “il vaut mieux jouir ici-bas”. L’amour défie la course du temps, et “Chante bonheur” dit sa puissance : “ Par le cœur de ton aimée, Tout sépare le bon grain de l’ivraie. Par son âme de pur-sang, Tout cavale contre l’armée du temps”, tandis que “Taormina” implore : “forge l’éclair, coupe la mort”.
Cet élan va jusqu’à se manifester dans la représentation de la mort, vue comme un ultime voyage, une ultime découverte. (Pourtant Murat qui a chanté “Sépulture” ou “L’horloge” de Baudelaire n’a pas mis en musique le dernier poème des Fleurs du mal, “Le voyage” : “Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !”... “Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau…”). La mort est rêvée en dissolution dans le paysage aimé : « Accueille-moi, paysage, accueille mon vœu, Fais de moi, paysage, un nuage aux cieux” demande l’agonisant de l’album Taormina. Ailleurs, Murat chante : “J’ai su que mon tombeau serait une hirondelle”. “Les frelons d’Asie” interroge inlassablement celui qui est allé à minuit seul dans la forêt (définie dans l’album comme “le siège de l’âme”), et dans La vraie vie de Buck John Murat aspire à “dormir où Géronimo rêvait”. Les évocations de voyages qui parsèment sa discographie (“Le troupeau” par exemple), jouent d’ailleurs souvent de l’ambiguïté de ce départ. “Le monde intérieur” est ainsi un appel au départ, à l’envolée : on voudrait “Quitter tout ! Quitter l’âme et voyager…”. Or Murat conclut : “On voudrait être poussière, pour savoir ce qu’il en est… ce qu’il en sera, misère… On veut anticiper”. Car c’est finalement une volonté de savoir, de connaître, une véritable curiosité qui se manifestent dans la projection vers ce dernier départ : Murat chante dans “Géronimo” : “J’aimerions savoir ce qui va se passer”, “j’aimerions comprendre ce qui me défait”, ou conclut “Rendre l’âme” par “C’est affaire de curiosité”.
“Je me souviens de tout…”
En attendant, il reste à vivre avec ses morts, à conserver ce qui est éphémère, à arracher à l’oubli mondes perdus, amis et parents disparus, et c’est aussi une tâche que Murat assigne à la chanson et à l’écriture. Chanter les lieux, l’univers de son enfance, c’est garder la mémoire d’un monde en passe de disparaître. Ne dit-il pas dans “Vendre les prés” : “quand réciter par cœur est souvenir des lieux” ? Murat ne cesse par ailleurs d’insister sur la transmission et dans les chansons évoquant la mort, les enfants sont malgré tout présents, gages de cette vie qui continue, d’un cycle qui se poursuit, d’un lien non rompu. À Chamablanc où se préparent des enterrements, il n’en faut pas moins “cuire la rhubarbe pour le petit, qui a toussé toute la nuit”. Et dans “Dans la direction du Crest”, écrite dans le deuil du père, il peint simultanément son enfance qui disparaît, et : “dans un grand silence de printemps… un troupeau… un enfant”. La mémoire englobe même le passé lointain, des vies antérieures : “Je me souviens” est riche d’images, de personnages divers, de l’époque napoléonienne à la Florence de la Renaissance.
Les lieux, les défunts vivent donc à être dits, chantés. Murat l’a formulé nettement dans un message écrit pour l’enterrement du journaliste Jean Théfaine : “Jean, tu savais si bien être exigeant et sévère que tu es devenu mon ami. Dorénavant, le meilleur de mon chant portera aussi ton souvenir”. Je ne peux voir le magnifique “Mujade ribe” que comme l’évocation de la présence du père qui persiste, dans ses adresses à son fils, lucides, parfois triviales, et consolantes, dans sa langue, dans le souvenir des paysages tant aimés - puisque “chaque âme se retourne avant de rentrer dans l’ombre”. “Kids” - les enfants, encore - dit aussi la présence de celui qui reste vivant dans la contemplation du paysage, dans les souvenirs des courses en montagne.
De cette fonction attribuée à l’écriture, Murat reprend enfin une longue tradition, qui fait du poète celui qui a le pouvoir de fixer à jamais la femme aimée dans sa jeunesse et sa beauté. Marlène est cruelle ? Il conclut sa chanson par ces vers : “Ma cyprine céleste près du cercueil que devient la beauté ? Vous périrez ma chère peut-être même m’entendrez-vous chanter…”. Il interroge aussi l’aimée de “La tige d’or” : “Qui pour t’arracher à la terre, au tombeau ?” La mort n’est pas victorieuse quand les vivants portent et disent ceux qui ne sont plus.
Ni effroi ni mélancolie dans ce qui a commencé comme une quête des images funèbres et des méditations angoissées sur notre condition… Mais le réconfort à voir comment d’autres se confrontent à une réalité terrifiante, et composent avec elle. Le plaisir et la curiosité toujours renouvelés de cheminer dans cette œuvre touffue, d’y retrouver les mêmes fils obsessionnellement entrelacés, les emprunts à la tradition et les écarts insolents, les facilités parfois. De risquer de s’y perdre aussi, dans les contradictions, les postulations opposées, la volonté de penser contre soi-même; les images parfois obscures, où se superposent l’autobiographie, l’Histoire, le mythe et le jeu avec la langue; et les clés de lecture parfois déroutantes - malicieuses peut-être ? - données en interview. Et surtout, c’est bien la vie qui demeure, obstinée, exigeante, curieuse… Avec la preuve que Murat déborde largement les clichés qui lui sont parfois paresseusement attachés.
Merci à Pierrot, son regard attentif, ses archives,
au blog de Didier Lebras, didierlebras.unblog.fr, mine de références,
et au toujours indispensable site muratextes : alainfecourt.wixsite.com !
Merci Florence! Et longue vie à Jean-Louis Murat... même si elle nous montre qu'il peut viser l'éternité!
Pour rappel:
Les précédentes analyses littéraires de Florence:
http://www.surjeanlouismurat.com/jean-louis-murat-animaux-champ-vaches-analyselitteraire