Jean-Louis Murat et les animaux, par Florence!
Publié le 23 Août 2021
Paulo est encore à la fenêtre. Son travail de rédac-chef, il a toujours pensé qu'il fallait mieux le faire avec ses sens que devant son ordi. Ce matin, ça lui avait permis de constater que le nombre de juillettistes avait sérieusement augmenté, 5 caravanes, et 18 voitures non immatriculés dans le pays, c'était du concret... même si, après tout, il les détestait à peine moins que les aoûtiens. Faut dire qu'il détestait tout bonnement l'été, enfin surtout le cœur, quand il ne se passe plus rien dans l'actualité. Il a un blog à alimenter lui! Et pas de congés payés, pas de tourisme à la ferme, juste la traversée du désert; la disette, le gap, le bayrou...; et celle-ci était une des plus longues qu'il avait eu à traverser. Cette nuit, il avait fait un cauchemar: il avait rêvé qu'il tenait un blog consacré à Terrence Malick, la nuit d'avant, déjà, idem, mais avec Arnaud Fleurent-Didier... Que faire? Vladimir, pour le soulèvement des masses et la diffusion d'une conscience muratienne des classes (du primaire à la terminale)? ... Bon, plus d'un mois sans article, il fallait en tout cas se bouger... et sortir le joker "Marronnier" : "le camping à la ferme", "le tourisme en Sancy", les rats taupiers, "la plage de Cabourg"... Non, vraiment Paulo séchait... quand le téléphone sonna:
"Bonjour, c'est Florence! Je vous ai envoyé un texte sur Murat et les animaux! A vous de voir..."
LE BESTIAIRE
“Je rêve d’une musique pour tous les animaux”, chante Murat dans “Paradis perdu”. C’est toute une faune qui habite en effet les espaces dessinés par les textes, présence familière ou incongrue (le phacochère…). Oiseaux, chiens ou vaches donnent même de la voix à l’occasion. Petit tour d’horizon de ce bestiaire, qui dit tout un rapport au monde et à l’écriture.
La nuit j’entends le chant des clarines bleues
Dans les paysages de prés et de montagnes, la magie des noms fait surgir tout un peuple d’animaux sauvages. Les oiseaux d’abord dans leur diversité d’allure, éperviers, chardonnerets, mésanges, faucons cendrés, milans noirs, jean-le-blanc, alouettes, roitelets, hérons, hirondelles ou coucous… « L’entomologiste bavard » met aussi en scène frelons, guêpes, papillons ou tarentules, et la libellule, nom aérien et tempérament de carnivore. Au détour des chemins on croise des renards, une belette, une loutre; et même le lynx, que Murat dit avoir vu réapparaître. Et puis il y a les animaux de la ferme, chevaux, agneaux, et surtout les vaches. Murat a souvent parlé de son enfance chez ses grands-parents paysans, de l’odeur de l’étable dont les autres enfants se moquaient à l’école, et de son intimité avec Bijou, sa vache. Elle sont partout dans le paysage de ses chansons, génisses, veau, taureau, bœuf, ferrandaises… Elle apparaissent dans le chant des clarines bleues de « Chagrin violette », dans l’abreuvoir de « Dans la direction du Crest », dans les foins coupés. Elles meuglent dans le « Lait des narcisses ». Leur silhouette structure l’espace, lignes nettes, jeux de lumière et d’ombres : le taureau du « Chant du coucou » guette au loin « cornes prises dans la lumière » puis « dans les ténèbres », « Démariés » peint « les soirs illuminés entre les cornes de bœufs ». Et avec elles on entend les travaux et les jours paysans, la présence des vachers, et autres bergers, pâtres et pastoureaux. Soin des troupeaux, mais aussi sang des bêtes : avec la maison d’enfance de « Dans la direction du Crest » revient à la mémoire le « sang noir », la « viande crue »; l’image du lapin égorgé, baignant dans son sang traverse « Perce-neige » et « Accueille-moi paysage ».
De cette « vie d’avant », dont Murat chante aussi la disparition, il garde vivaces les récits et croyances : le chat noir cabriolant de Toboggan, ou celui qui ronronne à l’envers de la vie, inquiétant comme « la petite idée derrière la tête », rappellent cette histoire de grand-mère un peu sorcière racontée à Laure Adler : elle aurait porté dans son panier le diable sous la forme d’un chat noir…
Interroge la jument
Ce bestiaire familier nourrit enfin les réseaux d’images. Murat superpose sans cesse le réel et le métaphorique, le quotidien et le symbolique (au risque de l’hermétisme : le phacochère ?) La libellule, qu’on appelle aussi demoiselle, a bien des traits féminins. Le désir emporte en cavale, à triple galop, mais l’amant abandonné n’est plus qu’un oiseau de passage qui retourne aux nues. Avec la mésange bleue vont et viennent les amours. L’hirondelle des faubourgs est venue et repartie. La vipère est convoquée pour son venin, la chèvre alpestre n’en fait qu’à sa tête et disparaît, la jument peut témoigner de la folie du temps. Les grands félins deviennent des figures du doute et de la mélancolie, le jaguar tourmenté dans ses élans brisés, sa force inemployée, le lynx, grand prédateur resurgi en des temps barbares, interrogeant sur notre capacité à résister au courant qui nous emporte, par la pensée, la langue, la poésie.
Et puis il y a évidemment les hommes, les femmes, et l’amour. D’ailleurs Murat se plaisait récemment à raconter comment il jouait de toute la gamme des cris d’animaux dans ses ébats. Le petit poisson se glisse dans une eau toute féminine. Le bouc et le taureau tiennent leur rôle d’animaux vigoureux, bouc solitaire devenu compagnon de sabbat aux Veillis, taureau bandant offert complaisamment en spectacle à Cathy pour sa fête (« Le voleur de rhubarbe »). « L’heure du berger » (attendue dans Taormina) est, selon le Dictionnaire érotique moderne de 1864 « le moment où l’homme baise la femme pour laquelle il bandait depuis plus ou moins de temps »… Sans surprise, on rencontre chats et chattes, la minette de Béranger dans 1829, qui comme sa maîtresse attend un matou, le petit chat de Travaux sur la N89… Murat, explicitant l’image, va jusqu’à affirmer orgueilleusement dans « La surnage… » : « je veux le chas de toute aiguille ». Plus étonnante, la présence du cygne, lié explicitement à une image sexuelle dans « Le blues du cygne ». Si l’on en croit Gaston Bachelard, il représente la femme nue, contemplée et désirée, mais il est aussi masculin dans l’action, la satisfaction de ce désir ; le chant du cygne ne serait pas celui de la mort, mais celui de l’extase sexuelle… Enfin les dénominations amoureuses disent aussi la force de la femme aimée, louve d’orage, aux grands yeux d’aigle...
Ohé coursiers des déesses…
Mais ce paysage fondateur, et les animaux qui le peuplent, est le point d’ancrage d’un imaginaire qui se déploie bien plus largement dans le temps et l’espace. Du présent, on passe à l’Histoire, et, au détour d’un vers ou d’un mot, on saute au mythe. « Chacun vendrait des grives, des lièvres et… de la myrrhe » chante Murat dans Babel. Dès l’ouverture de cet album structuré autour de sa géographie intime, il élargit son territoire jusqu’à l’Orient, et sa temporalité jusqu’au mythe (dès le titre d’ailleurs, ici et ailleurs, aujourd’hui et hors du temps…). C’est souvent par les animaux que le temps s'étire ou se compresse. Le cheval est l’animal sacrifié avec les hommes à la guerre de 14-18, et la monture de Joachim Murat - c’est un cheval qui ouvre le livret de Il Francese. Il est le mythe de l’Ouest américain, les cow-boys, Jim, l’héritier des Flynn, les cavaliers de John Ford. On va aussi au grand galop dans l’Antiquité, où, aux confins des vallées, un ravisseur de femme défie « ceux de Mycènes », dompteurs de cavales, génisses au large front. Proche des représentations antiques aussi, la représentation des taureaux cornes dans la lumière : en Egypte, ou dans le culte oriental de Mithra, le taureau, symbole de fécondité, est associé au soleil.
Prends garde au loup qui dort au village
Naviguant sans heurt du présent au passé, du passé au mythe, Murat semble glisser avec le même naturel à la méditation existentielle. La figure du loup, et le motif de la chasse dans la neige reviennent à plusieurs reprises, et notamment, dans Babel et Toboggan. Sous la beauté contemplative de « Il neige », celle qui naît du silence sur la campagne enneigée, couve la violence : un épais manteau ensevelit toute vie, mais s’y découpe, juste esquissée, la silhouette du « chasseur accroupi dans la neige », s’y devine la « gorge de loup dans la ténèbre ». Et en une formule énigmatique, Murat chante « Il n’y a place que pour le silence, au couteau sur ta chair blanche » : sur la neige qui enveloppe tout, prés, roches et forêts, sur le blanc laiteux de la peau, se donne tout à coup à voir le rouge sang. Et lorsque, comme en écho à ce premier titre, Toboggan se clôt par « J’ai tué parce que je m’ennuyais », plus qu’à la phrase entendue dans le récit d’un fait divers on peut penser au Giono d’Un roi sans divertissement. Murat y aurait-il puisé (autant que dans Toy Story, régulièrement cité comme source d’inspiration de son album) ? De fait, tous deux ont parlé de l’ennui auquel la création leur permet d’échapper, et la coïncidence des motifs entre le roman et la chanson est troublante. Un roi sans divertissement met en scène le capitaine Langlois, dépêché dans un village de montagne englouti par la neige pour enquêter sur une série de disparitions. Il comprend que l’assassin, dans ce grand ennui d’hivers interminables pratique un cérémonial, tue pour voir le sang couler – et de préférence, pour des raisons esthétiques, sur le blanc de la neige. L’assassin découvert, il ne le livre pas, mais le tue, lui offre fraternellement la mort. Revenu quelques mois plus tard en tant que capitaine de louveterie, il est confronté à un loup qui a commis un carnage dans une bergerie, lui aussi comme « pour le plaisir, pour s’agacer les dents ». A l’issue d’une spectaculaire battue, il tue l’animal (« Le Monsieur ») acculé dans les ténèbres, comme il a tué l’assassin. Mais donnant la mort, il se trouve contaminé par le mal. Ceux qui l’entourent, et savent, tenteront en vain d’organiser d’autres divertissements – fête somptueuse ou mariage : après avoir constaté sa fascination devant le sang coulant du cou d’une oie égorgée, il se donne la mort.
Silence dans un paysage enseveli, où l’hiver semble ne plus devoir finir, sang perlant sur le blanc, chasseur aux aguets dans les ténèbres, mise à mort du loup dans la neige : on retrouve bien des éléments du roman dans les tableaux de Murat. Et ses personnages semblent rencontrer les préoccupations de ceux de Giono, « profonds connaisseurs du cœur humain » lorsqu’il chante : « L’état de mon cœur est de tout savoir », « que veux-tu savoir ? », ou encore « Rien n’aura jamais fait la peine que tu te fais, rien n’aura jamais fait la peine que tu nous fais »...
Suivre la piste animale, c’est traverser bien des obsessions de Murat, constater une fois encore la richesse et la cohérence de son univers, et sa capacité à figurer en quelques traits. Les noms d’oiseau, Jean-le-Blanc ou faucon cendré, le milan noir qui s’enflamme, les souvenirs par bribes, “Je me souviens par la bride dans l’obscurité”… : que de tableaux esquissés, et de tremplins pour l’imaginaire…
Suivre ces traces, c’est aussi se retrouver lectrice, invitée par cette écriture elliptique, parfois énigmatique dans ses jeux de condensation ou ses dissonances inattendues, à oser rapprochements et interprétations. Ce sage relevé se veut point de départ, prise d’élan. Aux lectrices et lecteurs perspicaces, audacieux, inventifs de prendre la suite. Parlez-nous du phacochère !
Florence D.
Un grand merci à toi, Florence!
LES LIENS "MARRONNIERS" EN PLUS
http://www.surjeanlouismurat.com/article-murat-animal-47392808.html
http://www.surjeanlouismurat.com/article-bestiaire-liste-dressee-non-ordonnee--43211049.html
http://didierlebras.unblog.fr/29-jean-louis-murat-et-les-animaux/