ARCHIVES!N°8 : 1991 Libération
Publié le 19 Octobre 2010
Avec ses bêtes ruminant des feuilles sur l'air du "Parcours de la peine", l'élégiaque "Manteau de pluie" de Murat est l'indiscutable CD de l'automne. Un an durant, de fermes en studios et d'effondrements en exaltations, "Libération" a tenu le journal de sa gestation envoûtante.
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Accouchement difficile, séparation, médocs... Un article au long cours de LIBE qui raconte l'élaboration du manteau de PLUIE....
07 octobre 1991 LIBERATION
PIERRE-FENDRE | |
Clermont-Ferrand, Pessade, Aix-en_Provence, Roche-Charles, envoyé spécial | C'est sans espoir, il part, avant la fin du premier tour. Sur la taie d'oreiller du lit où il a songé faire de son "Mondiale" un jeu érotique ("O être un homme! Etre en rut!"), Marie, sa compagne, découvre un matin des taches de sang : "J'ai rêvé d'un cheval mort,sous la peau de sa carcasse gelée vivaient, dans une nuée grouillante, des rats. J'ai cru entendre tournoyer la faux noire. L'épreuve de l'amour m'incite à la mort..." Explication : d'angoisse, il s'est mordu la bouche. Bagages bouclés sans attendre, le couple file vers Rome, pour finalement rebrousser chemin à grande vitesse ("200 km/h"). Objectif Clermont. | |
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L'été à Pessade | Il écrit le matin, comme les maniaco-dépressifs. Les chansons viennent sans peine. | C'est la seule phrase qui me soit venue. Puis l'idée de lui faire une musique truffée d'éléments. Des bruits de surface pour des images de fond." |
FIN JUILLET. Concentration "Je n'ai plus la moindre envie / Le manque me suffit." Le texte du Mendiant à Rio, griffonné dans un express Paris-Clermont, date d'avant la montée à Pessade. Voilà la source : dans le désordre des écritures qui s'amoncellent, ce pan de lumière tient lieu de guide "Je veux être plus clair sur ce que j'ai à dire. Aller plus loin que Cheyenne Autumn. Décliner le même sentiment tout au long de l'album, le manque, le rien. Ou bien tu utilises une solution radicale, ou tu fais ta vie avec rien - le manque me suffit" donc : la phrase est portée, aux premiers jours, au bas d'une page sur le cahier Clairefontaine à carreaux qui va suivre le chanteur appliqué pendant tout l'enregistrement. A Pessade, il y colle une photo découpée dans | le journal. Elle doit servir de "la" pour la pochette : des cadavres au Liberia, couchés face dans la boue. "Je vais faire la même de moi, allongé (sur le dos) nu sous une pluie diluvienne." Sur une page vierge, Jean-Louis calligraphie aussi ces quelques mots : Le Manteau de pluie du singe, titre d'un recueil du poète japonais Basho qui va devenir celui de l'album."Le titre sert de ciment. Le Manteau de pluie du singe, c'est un chagrin élémentaire. Le travail maintenant est de ne plus s'écarter de ce sentiment." | profond / D'abandon") ; le Spectacle pour Américains ("D'où vient ce goût du vertige ?") ; Cours dire aux hommes ("Que finiront lâches comme moi, ceux qui croiront à l'amour") le Lien défait ("On se croit d'amour / On se croit épris d'éternité / Mais revient toujours"...) ; Ephémère ("Je parcours les rues / Du monde disparu / Où j'étais volontaire / Naguère") ; Mendiant à Rio ("Comme si j'avais eu une autre vie / Mieux que celle-ci") ; Le parcours de la peine ("Je le prends tous les jours / Avec les musaraignes, avec les vautours") ; Gorge profonde ("Dans ce dégoût qui me ronge"). Et une chanson à contre-emploi, Sentiment nouveau, intruse légère, coupablement admise, à peine défendue : tache en forme de |
"seule touche d'optimisme". Les feuillets dactylographiés sont rangés serrés. A quelques ratures près, Murat ne s'en écartera plus jusqu'à la gravure, un an plus tard. | Crépuscule. L'ambiance est tendue. Elle devient détestable à Clermont, pour l'enregistrement que le compagnon-chanteur dirige par naturel. "Le pire moment, dit-il. J'ai été abject, infect. Je ne voulais rien entendre. Il était convenu qu'on se sépare définitivement (après onze ans) au terme de l'enregistrement." Chaque jour, crises et pleurs. | clermontoises, une chanson -- le Poète allemand, fait l'unanimité : elle finira au rebut. |
Une réponse à ma chanson. Ça m'a touché. Sur la cassette, elle chantait mes couplets en essayant d'imiter ma voix ... Elle est désespérée mais indestructible. Elle est d'un désespoir indestructible. On se comprend tout à fait ..." | (lequel frise alors les cent mille exemplaires). Viennent les discussions sur le choix d'un producteur. La maison de disques tient à Thomas Dolby, qui a produit le dernier Prefab Sprout, écouté en boucle durant l'été par Murat ("Pour nous, auteurs de chansons, Paddy McAloon, c'est l'horloger ...") ; Virgin propose aussi Brian Eno (option atmosphérique). Indisponible, celui-ci répondra par voie de courrier. Murat n'est en tous cas pas si chaud pour Dolby. "Peur de faire chic. De sonner comme un Brian Ferry à la française." | La discussion s'anime, Virgin tient dur comme fer au producteur, par crainte de se retrouver avec un remake du disque précédent, autoproduit à la clermontoise. Réponse : "Arrêtez vos conneries ! Si je l'ai fait comme ça, c'est que vous m'avez donné un budget de misère !" Oui, non. Oui, non ... Etats d'âme : "De toute façon, les mecs ne me supporteraient pas deux jours. En studio, le premier qui veut me dire ce que j'ai à faire, il est mal barré." |
la route, invente une histoire de location d'estafette impossible, épuise son monde en palabres. Bref, il finit par s'installer, avec Denis Clavaizolle et Christophe Dupouy, compères de Cheyenne Autumn, dans la villa aux murs saumon, masquée de la grand route par un pan de campagne sans grâce. | les crayons ("2H") ... Et le cahier, débordant à présent de textes et d'images (un pendu, Bernard Blier, un ticket du concert de 1989 de Neil Young à l'Elysée-Montmartre ...) | A six heures, Jean-Louis Murat avait déjà les tempes coincées dans la migraine, les yeux au plafond, retournant la même question : "Mais qu'est-ce que je fous là ?" Doute encore à la table du petit déjeuner : "Je ne trouve pas la motivation. Après Cheyenne Autumn, est-ce que j'avais envie de faire un autre album ? Après toutes ces années d'échec, après l'humiliation des maisons de disques qui m'ont viré, Cheyenne, c'était la revanche du chanteur raté. Mais à présent ? ..." |
symptôme Robert Smith -- dans les nombreuses pièces où la télé, partout, diffuse ses images en sourdine. Il pianote, reprend des notes, cause ou s'écharpe au téléphone avec "M." -- qui est revenue, au fait, à la fin de l'été. Et puis, il râle. Contre ses compagnons qui font mine de ne pas entendre. Contre les fromages et les vins de Provence. Heureusement, en fin de semaine, Marie descend de Clermont avec du boudes (côtes d'Auvergne) pour le bougon et du Saint-Nectaire. | interminable. | recherche de sons." |
Photo : Axel D Tilche | s'étoffent. Orgue par-ci, guitare par-là. L'ombre de Cheyenne Autumn s'estompe. Cours dire aux hommes tranche dynamiquement -- plus rock ? -- sur un canevas de synthés encore sec. Et un sommet déjà : le Lien défait, où Murat se fait les doigts sur des guitares en souffrance. |
Allons-allons. Finalement, le chanteur fera toutes les guitares ("Pas plus mal !"). | Comme Cheyenne Autumn : un album bourgeois ... On manque de mecs en France pour nous pousser à prendre des risques ..." Morale ? "Maintenant, il faut avoir le goût d'avoir du mauvais goût. Commencer à salir. Ce disque, c'est comme un appartement, je signe un bail, je le meuble nickel. Et après, j'espère que vais pouvoir commencer à le ruiner." | On dirait une chanson de Dutronc : Locabiotal, Veganine (quatre par jour). Balsolene avant de chanter ... Plus "un nouveau truc plus fort en codéine". Il reprend le fil de ses humeurs, porte même la main, un matin, sur son complice de toujours. Denis Clavaizolle (modèle de patience, pourtant). Christophe Dupouy reste, lui, collé à la table de mixage. La fatigue et la barbe lui enflamment le visage. De sa console, il ne voit pas la cabine du chanteur "De toute façon, dit-il, quand on peut le voir chanter, il fait tout pour se cacher." |
de "haïkus", poèmes japonais en quatre vers, sensés avoir donné son ton à l'album : "Le haïku, c'est un repère, dit-il, ça oblige à faire concis..." Il a souligné un passage -- "Par son compagnon volage mordue / La chatte a le regard vague" -- Et laisse le livre ouvert sur l'introduction : "On parle toujours de bien ébaucher le sujet, de l'examiner et de le sentir jusqu'à ce qu'on puisse pénétrer sa véritable nature." Sur le lit, dans le même ordre d'idées, un album de photos paysagistes de Shinzo Maeda. Plan large sur une plaine d'arbres maigres qui s'estompe sous une neige pâle, ou close up sur une feuille qui porte la rouille de saison. Il est décidé (pour quelques temps) que chaque photo induira le son | d'une chanson. Le chanteur tourne et retourne les pages, fait et défait sa sélection (trompe l'ennui ?) : "Par exemple, pour Gorge profonde, ça sera ce torrent (une source d'écume laiteuse). L'Anglais qui fait le mix, je lui pose la photo sur la console, et je lui dis "Voilà ce que je veux." Point. S'il ne comprend pas : ciao ! S'il est là pour faire sa petite cuisine, pas la peine." | anxiété, il enregistre sa version d'Avalanche de Leonard Cohen ("Ça tourne. Comme Springsteen !") et aussi, tiens, une chanson du dernier album de Léo Ferré. En duo avec Marie. |
apprécié les derniers mixages. Le ton monte. Au téléphone, Murat traite ses interlocuteurs de "salauds". Choc. "Ils me disent que mes chansons ne sont pas terribles, que je chante comme une cloche et qu'il faut que je revienne à des choses plus proches de Cheyenne Autumn." L'affaire est grave. "Je croyais travailler en confiance. Déjà que je doutais moi-même... Si en plus on me retire d'un coup toute confiance, alors que je suis seul en charge du truc et que je vais vers un budget de 800.000 francs ou un million... Ils me disent "T'es paumé, t'es dans le faux." C'est pas vrai, putain ! Je sais où je vais !" Il tient tête. "J'ai gardé en mémoire mes expériences malheureuses chez CBS ou | Pathé, où cinquante connards me donnaient des conseils. Où tout le monde se sentait artiste à ma place." Du coup, lors des réunions à Paris,où il est venu enregistrer harmonica et pedal steel, Murat remet ça sur le tapis en permanence. "L'artiste, c'est moi. Si je veux me planter, je me plante." | C'était après le repas, dans une ambiance pesante, la frustration montait au fil des chansons. Verdict, vers une heure du matin : "Je n'en aime qu'une demie. La seconde partie du Lien défait." A deux heures, il montait se coucher, annonçant qu'il fallait tout jeter. N'en dormant pas. |
faut une niche. Le Col de la Croix-Morand, c'est vraiment gelé. Personne ne va vouloir y aller! C'est difficile! Ce que je veux exprimer est tellement ténu, tellement étroit, qu'un problème de mix peut tout foutre en l'air..." Tête entre les mains. Veganine sur la table. | C'est une escapade purement sentimentale dans un studio condamné, à trois kilomètres de la ville, près de l'autoroute et de l'aéroport, comme la baie de Rio vue du Gloria... Des souffles entrent par la porte ouverte, tendent une toile envoûtante, pour voix et guitare seules. | laisse aller à une opinion sur le travail du frenchy : "En Angleterre, c'est le genre de musique que tout le monde voudrait entendre mais que personne n'achète." |
Un voyage offert par la maison d'édition avec laquelle il doit reconduire son contrat. Là-bas, Murat essaie d'approcher Shohei Imamura (un de ses maîtres cinématographiques, avec l'inévitable Tarkovski ), pour essayer de le convaincre de signer un clip et un CD vidéo. Il n'atteindra qu'un proche assistant, en rencontrant au passage nombre de graphistes, photographes, vidéastes; dont un certain Kaji, avec lequel il décide de mettre le projet en route. | dans la forêt où l'on ne mange que des fleurs et des produits de la nature environnante. Il revient exalté, en pleine phase compulsive : "Les Japonais m'ont donné l'envie de lancer de multiples projets. Ils m'ont beaucoup appris. Ce sont de véritables professionnels. Des exécutants hors pair. Des vrais larbins qui savent se mettre au service d'une idée. C'est ce qu'il faudrait dans les maisons de disques par ici, plutôt que des artistes rentrés." | Seulement, à Clermont, l'angoisse à nouveau à l'écoute du disque achevé : deux jours au lit sans bouger. Il pleure. |
a mis en forme ce que je pensais confusément, dit-il. Moi aussi, à l'écoute du montage final, je ressentais un malaise, un ennui dont je n'arrivais pas à déceler l'origine." | |
sur d'autres projets. Une chanson pour Johnny au texte biblique incantatoire ("J'ai fait la guerre à l'agneau…"). Problème ("Ils voulaient que je vienne en studio, ils ne voulaient pas juger sur une simple maquette! C'est pourtant leur seul espace de liberté"). Une chanson pour Pat Metheny. Autres problèmes. Passer le temps aussi en écoutant des disques (This Mortal Coil, Dinosaur Jr), en cherchant une ferme, en comparant le Journal de Kafka à celui de Gide, en lisant l'Histoire naturelle de Buffon. | maîtrisent, nous emportent malgré les efforts de la raison et nous rendent le malheureux théâtre d'un combat continuel, où nous sommes presque toujours vaincus…" | Lui persiste à ne retenir que quelques bribes -- les messages subliminaux chuchotés sur le Lien défait, les bruits : "L'intro, le passage du beau temps à la pluie avec le bruit de souffle. Comme une ellipse cinématographique." |
chapelle du XIIème siècle, perchée sur un piton au fin fond de l'Auvergne. Murat, qui ne tient pas en place, s'est mis en tête d'y enregistrer trois chansons, écrites sur le pouce pendant l'été, et d'en tirer un film, le tout à ses frais, entre introspection et ethnologie : la Désespérance du monde paysan, titre d'un jour, deviendra au final Murat en plein air). | mort inattendue a déchiré nos cœurs, ni le temps, ni l'oubli ne tariront nos pleurs."("On dirait du Murat", dit-il.) Séances tendues mais magiques, dans la pénombre, ou la nuit de la chapelle : "Les chansons m'émeuvent encore au moment où je les enregistre. C'est rare!" Des quatre chansons, dont un curieux remix bourré de la Croix-Morand, trois deviendront un CD LibéMuration. | plus que son cochon et, de l'autre côté de la route, les rudes Salers veillent. Par moment, le ménestrel songe encore à redevenir berger. Laurent RIGOULET |