Il y avait de quoi avoir les foies pour ma première interview en bugne à bugne: mon invitée du jour, en plus d'être une chanteuse parisienne, que l'on a qualifiée d'underground -elle définit elle-même le projet comme de la "pop protéiforme"-, est 1- une charmante femme, 2- philosophe, auteur et... 3- journaliste: après Philomag, elle signe désormais des articles pour LIBERATION (je n'ai pas eu le temps de lui parler de Mr. Qu'entends-tu de moi-Bayon). Qui plus est, la rencontre se déroulait en backstage du festival Les Belles journées (Bourgoin-Jallieu) en septembre dernier, à 15 mètres derrière de la scène... une heure après son propre set, alors que les Baden Baden finissaient le leur. J'étais un peu étourdi par le champagne, la musique, et le bruit de la pluie comme celui de mon coeur tout aussi battant... Et ce fut malgré tout une rencontre très sympathique et plaisante, comme l’annonçaient les quelques mails échangés en amont.
LA FELINE, alias Agnès Gayraud, m'a conquis avec son dernier disque "Adieu l'enfance". Je vous ai déjà parlé d'elle ici. Elle a accepté avec bon coeur de se plier aux principes de l'Inter-ViOUS ET MURAT, les questions rituelles comme cette recherche de dénominateurs communs entre elle et J.L. Bergheaud... Il faut dire que LA FELINE a choisi dans le texte de présentation (sur son site et pour les concerts) de voir son nom associé à celui de Murat: "Elle évoque Brigitte Fontaine ou Jean-Louis Murat pour l’écriture, Jeannette ou Julee Cruise pour la naïveté sensuelle, Deux ou les Young Marble Giants pour le goût des sons synthétiques minimaux".
Elle est en tournée en ce mois de janvier, pour quelques dates via la Souterraine, et notamment dans le 6-3 (au Baraka à Clermont et à Issoire). Les dates sont à retrouver ci-dessous.
J'ai proposé ce matin à Agnès de nous parler de David Bowie dont on vient d'apprendre le décès (en attendant son article demain pour Libé):
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La mort de David Bowie, c'est une tristesse infinie. Il a compté pour moi dès l'enfance – ma grande sœur avait un grand poster de lui dans sa chambre, elle était fan au dernier degré – « I'm an aligator, I'm à papa-mama coming for you », ces mots de « Moonage Dream » faisaient mon ravissement quand j'étais petite. Et puis ado, la période berlinoise, quelle fascination. Et l'adulte ne peut qu'être touchée, et admirative, de cette voix qui a faibli sans que l'ambition esthétique de Bowie ait été diminuée d'un iota avec ce dernier album qui subjugue tout le monde. J'imagine qu'il faut s'attendre à ce que nous perdions beaucoup de ces génies émergés dans les années soixante dans les quelques années qui viennent. On se demande que va devenir la pop maintenant que tous ceux qui ont fait son plus grand âge de gloire disparaissent. Autre chose sans doute. Mais David Bowie restera, je le crois, quand même : c'est l'avantage de la musique enregistrée, elle conserve la voix des morts, ils continuent de nous parler.
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- Alors, vous sortez de scène,comment cela s’est passé ce soir, avec ces circonstances météo un peu difficiles ?
La Féline : C'est un peu décevant cette pluie torrentielle, pour un festival en plein air, forcément! Tu es embêté pour les gens sous la flotte. Mais je me suis dit qu’on allait essayer de donner le plus de chaleur possible, en compensation! Je devrais me dire cela à chaque fois, remarque, même quand il ne pleut pas. Mais je pense que le concert s’est bien passé, on était heureux de jouer, on était contents d’être là comme on dit… Je trouve l'expression un peu cliché mais mais je n'en ai pas d'autre!
- Et puis si tu aimes l’univers de Jacques Demy, tu peux trouver un certain charme à la soirée… avec tous ses parapluies….
La Féline : Ah ah, moui, je m’en serai passée…
- Le principe de ce festival « indé pop », ça te parle ? c’est quoi l’indépendance ?
La Féline : L’indépendance, ça a d'abord un sens économique aujourd’hui en France. C’est le fait que l’industrie a pris un coup dans l’aile, et qu’il y a moins de confiance, en général donc beaucoup de gens voués à se développer tous seuls et qui pourtant sont intéressants ; mais parce qu'ils font des choses qui ne peuvent pas séduire immédiatement un très large public, soit parce qu'elles sont plus exigeantes, soit parce qu'elles sont un peu bizarres ou imparfaites aussi... Moi c'est ce que je préfère, l'exigence, la bizzarerie, l'imperfection, mais ce n'est pas ce qui fait du like massif sur Facebook ou sur YouTube. Du coup, l'indépendance, c'est une position de faiblesse, de faiblesse économique parce qu’on n’est pas invités sur tous les festivals ni sur Europe 1, parce qu'on revient moins dans les suggestions de vidéos YouTube. Mais la force de l'indépendance, à un certain moment, c'est de revendiquer cette position de faiblesse, comme une position, non pas subie mais conquérante. Ce moment où tu regardes le top des charts sans envie et où tu es fier de faire autre chose. Même si ce n’est pas ce qui se vend le plus, c’est un certain idéal, l'idéal d’une musique qui est à la recherche d’une certaine beauté plus ou moins fragile. Moi, c’est comme ça que je le vois en tout cas, le moment où on retourne la nécessité en vertu.
- Justement, pour parler d’indépendance et d’exigence, est-ce que la Féline passe en radio ?
La Féline : Je sais que France inter a pas mal passé deux ou trois titres. France Culture m'invite souvent aussi. Didier Varrod, ça fait quelques années qu’il connaît et soutient : ça compte bien sûr, des tas d'autres groupes n’ont pas cette chance. Beaucoup de radios indépendantes aussi (Radio Campus, Autre chose plus FM, Radio Pulsar à Poitiers, on a été énormément soutenu par l'antenne bordelaise de Radio Nova), et puis, un peu partout à travers le monde, CISM au Quebec, je suis même passée à la télé nationale brésilienne, du coup, je crois que la deuxième nationalité de mes fans sur Facebook après français, c'est brésilien! FIP aussi passe un peu toutes les chansons d'Adieu l’enfance, qui n'ont été diffusées nulle part ailleurs : « Le Parfait Etat », « La Ligne d’Horizon », « Zone ». J’aime beaucoup cette souplesse, pourquoi toujours passer le même morceau ? C'est beaucoup plus souple qu'un titre matraqué en rotation. Le matraquage est une vieille technique de l'industrie culturelle : plus tu écoutes une chanson, plus elle a des chances de te plaire, du moins de te rester dans la tête, et c'est le plaisir de la reconnaissance qui te fait penser ensuite que tu l'aimes bien, même si elle te hérissait au départ. C'est très peu musical au fond comme logique : on est dans des zones réflexes de la psycho-acoustique!
- Bon alors, on peut dire « merci Didier Varrod ! » (comme on l’a écrit souvent ici… même s’il est contesté par ailleurs)…
La Féline : Oui, mais moi, je ne lui dois que du bien… alors je ne vais pas le critiquer!
- On va passer aux questions rituelles :
Ton histoire avec Murat ?
La Féline : J’imagine que ma découverte de Murat, c’était avec « Regrets », c'était la variété de l’époque, c’était connu, et j’aimais beaucoup, parce qu’il y a a ce côté ce romantisme noir, qu'on retrouve chez Mylène Farmer. Le Murat que j’aime aujourd’hui est plus «crasseux », c’est celui de Cheyenne Autumn, de « La fin du parcours » dont je te parlais, de quelques titres comme ça, la reprise de Tony Joe White [NDLR: Bobbie Gentry en fait], du Moujik et sa femme. Donc des disques que j’ai découverts plus tardivement, après 20 ans.
Ce que j’aime en tous cas chez Murat, c’est sa façon de chanter et c’est marrant parce qu’on m’a dit que sur certaines chansons, ça faisait penser à une façon de chanter de Murat.Je pense qu’il y a un côté plus doux chez la Féline, mais ça me va, je suis flattée. A mon sens, c’est le seul en France qui arrive à faire un genre de Léonard Cohen en français. C’est-à-dire une forme de folk assez masculin, peut-être un peu à la limite de la misogynie parfois, à la limite de la mauvaise foi – c'est pas désagréable dans le rock le mauvais esprit – sans être donneur de leçons. Y a un côté mauvaise langue au seuil de l'existence, c’est quelque chose que j’aime beaucoup chez Léonard Cohen : cette façon d’avoir une vision du monde à la fois très désabusée et un peu ironique, sexualisée aussi, mais presque métaphysique. Ce n’est pas du cynisme, c’est au fond très poétique tout en étant très près de choses concrètes qui peuvent être un peu sales, ou un peu sexuelles ou de relations humaines pas très nettes. En fait, j’aime beaucoup ce côté pas net chez JLM. Quand il dit « je vis dans la crasse, je suis dégueulasse et alors ? », sacrée punchline, non? (rires) Et je trouve que le français sonne de manière un peu inhabituelle, parce qu’il a cette élégance littéraire, en fait, c’est ça : ce n’est pas les Béruriers noirs, on sent cette culture littéraire et en même temps ce côté crasseux, et ça c’est rare.
- Merci, et ton album préféré de Murat ?
La Féline : Ah, ça sera quand même Cheyenn Autumn… Sans doute pour l’équilibre parfait entre quelque chose d’assez pop et cette crasse littéraire, mais aussi peut-être parce que je connais moins les disques récents, mon choix est donc biaisé!
- Toi aussi, tu penses qu’il a sorti trop d’albums, tu as arrêté de suivre ?
La Féline : Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il a sorti trop de disques. De fait, il y a une certaine prolixité, mais qui fait partie du personnage et qui est intéressante aussi : ce n’est pas quelqu’un qui sacralise ce qu’il fait, c’est quelqu’un qui fait de la musique, et il en fait sans s’arrêter, et effectivement, j’ai peut-être moins été attentive à ces derniers disques, j’ai plus cristallisé sur certains disques mais ça parle plus de ma façon d'écouter que de sa façon de produire.
- Et tes trois chansons préférées, ça serait ?
La Féline : Mmm, je dirais « Fort Alamo », « La fin du parcours », « Les Hérons »…
- L’as-tu vu en concert ? Quels sentiments, souvenirs ou anecdotes ?
La Féline : Non, jamais vu Murat en concert. J'aime le lire en interview par contre, revoir des séquences télévisées où il fait son dandy d'Auvergne, hyper séducteur et brusque, il me fait toujours marrer. Son franc-parler, sa mauvaise foi, c'est drôle, et rare, et parfois juste aussi.
- Tu perds ta carte de fan alors.. désolé (rires)
- Tu disais tout-à-l'heure qu’on t’avait fait la remarque que ton chant faisait penser à Murat sur un titre, y a-t-il dans ton répertoire un titre inspiré par Murat ou du moins qui te l’évoque ?
La Féline : On me l’a dit à propos de « La Ligne d’horizon », où vraiment le chant paraissait proche, et aussi sur « T’emporter », mais c’est le Murat des débuts je pense, presque new wave.
- Alors, au départ, j’avais prévu une interview par mails, et j’avais prévu une petite torture je dois dire : Baptiste Vignol pour son livre « le top 100 des chansons que l’on devrait tous connaitre par cœur » a demandé à 276 artistes et quelques spécialistes, plus ou moins qualifiés (moi), la question suivante :« pouvez-vous me confier la liste de vos 10 chansons préférées, celles qui vous accompagnent, que vous auriez aimé écrire, enregistrer, peu importe vos critères ? » et je trouvais amusant de vous la poser à mon tour puisque Aline, Robi et Valérie Leulliot, tous présents hier, y ont répondu. Alors, Baptiste proposait d’y consacrer un quart d’heure, c’est peut-être difficile là…
La Féline : Ah, je vais essayer ! Alors… Je mettrais… allons… « Eternelle » de Brigitte Fontaine, je mettrais « Le beau bizarre » de Christophe, (hésitations)... « L’innocence » de Nino Ferrer, « Avant l’enfer » de Dominique A, « Epaule Tattoo »… non ! « Heures indoues » de Daho. J’en ai combien là ? [on n’a pas compté]... « Les gauloises bleues » d’Yves Simon, « La question » de Françoise Hardy… Tout ça c’est un peu vieillot faudrait que je mette des choses plus récentes… Mais ils font partie de mes classiques disons.
- Bon, en fait dans le livre, on voit un peu ceux qui ont voulu faire un clin d’œil à des copains, d’autres qui ont cherché aussi à affirmer quelque chose : Romain Guerret avec des choses assez variété, ou Goldman qui choisit une chanson de GOLD…
La Féline : Y’a un morceau d'Adamo que j’adore aussi : « La nuit ». Je crois que j’en ai 10!
- Pour sortir du français, tiens, j’ai vu que tu adorais « Porque te vas »,c’est un titre que j’apprécie beaucoup aussi.
La Féline : Ah, oui, Jeannette! On ne connaît pratiquement que ça d'elle, mais elle a fait d'autres disques. Je me rappelle avoir entendu une chanson sur son père, assez émouvante. Mais « Porque te vas », c'est vraiment un idéal pop ; l’espagnol est une langue tellement pop, complétement sous-développée en France, on devrait chanter en espagnol parfois aussi! Puisqu’on chante en anglais.
- Mais tu es germanophone, non (pour travailler sur Adorno) ?
La Féline : Un peu, je parle surtout le Adorno! (rires). Par ma mère qui est d'origine andalouse, je suis surtout hispanophone. D’ailleurs, dans le disque que tu viens de prendre, il y a une chanson en espagnol : « Pirópos ».
- Aux jeux des petits dénominateurs communs entre toi et Murat, j’ai fait une petite liste : le Japon, Anne Sylvestre…
La Féline : Anne Sylvestre... J’aurais dû mettre parmi mes chansons classiques « Les gens qui doutent ». Et « Sous quelle étoile suis-je né » tiens, ou « Michael » de Michel Polnareff.
- Il y a aussi Baudelaire, Louise Labé, la carte du tendre que vous adorez…
La Féline : Ah, ça ne m’étonne pas que tu me dises que l’on retrouve ça chez Murat. Je ne connais que quelques poèmes de Louise Labé, j'avais un beau volume de ses textes, je dois l'avoir encore quelque part. Ça fait partie de ces livres que tu ouvres une fois, où tu tombes sur un texte qui te bouleverse tellement que tu ne réouvres jamais le livre tout en décidant de le chérir à vie. Il y a ce poème sur les tourments de l'amour extrêmement direct et sensoriel, avec ce vers qui m'est resté « j'ai chaud extrême en endurant froidure »... Et la carte de tendre, oui, aussi! J'ai un faible pour les cartographies de l'esprit en général, de Freud à Abby Warburg, il y a quelque chose de primitif et de civilisé dans ce geste auquel je crois beaucoup. Comme une intuition un peu naïve, un peu enfantine, mais qui touche bel et bien quelque chose de la vérité. Il l'évoque où Murat la carte du tendre?
- Il la survolait en parachute dans un de ses clips,c’est une référence ancienne du type de celles qu’il adore. Vous aimez par contre les Smiths, la ville et la nuit… ce qui n'est pas le cas de Murat sans doute...
La Féline : … Morrissey, Johnny Marr, bien sûr. Mon adolescence a été bercée par The Queen is dead. « I know it's over » et « Some girls are biger than others », ça forge ton âme d'adolescent(e).
- Le Japon, tu l’aimes surtout pour la Bd (Murat lui ce n’est pas son truc non plus)
La Féline : Oui, j’aime le manga, je dois avoir des goûts plus pop que Jean-Louis… Ozamu Tezuka pour moi, c'est un auteur aussi important que Céline ou Gombrowicz.
- Un autre point commun, ça serait vos origines modestes…
La Féline : Oui… enfin, pas par mon père, mais j’ai été élevée par ma mère, qui était ouvrière, d'origine espagnole, mais elle a toujours beaucoup lu et m'a transmis, sans pour autant être musicienne, une grande sensibilité à la musique.
- Alors, justement, ton album s'intitule Adieu l'enfance, un thème cher à Murat qui aime évoquer son enfance, mais lui semble ne pas lui avoir dit adieu, tant dans son œuvre que dans son discours médiatique, en restant dans son pays, en contant le monde paysan… [le set d’H BURNS débute]
La Féline : Oui, mais quand je dis « adieu l’enfance », ça ne veut pas dire que je veuille renoncer à l’enfance, ou à tout ce qui m'en reste, ça voulait simplement dire que, dans cette chanson, je voulais aller au bout du sentiment de tristesse qui me restait de l’enfance. L'enfant, c’est le stade ultime chez Nietzsche, bien sûr que personne ici ne veut renoncer à l'enfant en soi! Mais l’idée de l’album, c’était d'aller au bout d’une émotion, sans faire la dialecticienne justement... parce que l’enfance éternelle, c’est aussi l’enfer, non?
- Murat aime la philosophie. Dernièrement, il a parlé avec passion de Gunther Anders…Je ne sais pas si tu le connais ?
La Féline : Oui, un peu, il y a ce texte important sur « l’obsolescence de l’homme », c'est un grand critique de la culture allemande du 20e siècle... Mais quand tu connais Adorno, c’est mieux… (Rires) Non, j’exagère… En fait, je ne connais pas beaucoup.
-En tout cas pour Murat, ça a été un coup de foudre, et il fonctionne un peu ainsi :quand il a ce « coup de foudre » pour un auteur, delire l’intégralité de son œuvre (Nietzche par le passé)…Est-ce qu’Adorno sur lequel tu travailles a été aussi « un choc » pour toi ?
La Féline : En tout cas, c’est un auteur sur lequel je travaille depuis maintenant près de dix ans, et je ne m'en lasse pas vraiment. J'ai commencé par son texte le plus métaphysique et le plus difficile Dialectique négative, puis son esthétique, puis sa sociologie qui est un peu empesée de freudo-marxisme, pleine d’exagérations, mais qui, dans sa radicalité, reste assez puissante. En ce moment, je réfléchis sur la pop en rapport avec ses écrits sur la musique légère, c'est passionnant. C'est à la fois un vieux ringard insupportable et en même temps, un genre de mauvais esprit rafraîchissant si je puis dire. Je n'en parlerais pas en terme de coup de foudre… c'est plutôt devenu un genre de compagnon intellectuel démoniaque qui me fait avancer dans la pensée.
- Donc sur Adorno, comme un bon cancre que je suis, je suis allé voir la page wikipédia et je suis tombé sur la phrase « Il cherche à comprendre comment certaines structures mentales conduisent à la formation de cette personnalité autoritaire, qui contient potentiellement le germe du fascisme »)… et j’ai pensé de suite à la chanson « Chant Soviet » de Babel sur le fascisme qui sommeille en chacun en nous… Murat aurait-il lu Adorno ?
La Féline : Ça n'est pas impossible, non? En tous cas oui, dans les travaux d'Adorno, il y a cet enjeu là, qui résonne pas mal avec le durcissement identitaire que nous vivons aujourd'hui en France : se demander comment quelque chose comme le nazisme a pu arriver, comment l’Amérique des années 40 n'est pas en reste sur ce qu'Adorno appelle le caractère autoritaire, cette tendance sociale à la soumission aux normes, aussi arbitraires soient-elles, et au désir de punir ceux qui ne s'y soumettent pas. Ça prend parfois un tour exagéré dans la critique du monde démocratique pseudo-libéral dont parle Adorno : quand tu lis La Dialectique de la Raison, c'est presque 1984 de Geroge Orwell, c’est une sorte de dystopie philosophique, sauf que ce n’est pas de la fiction. En tout cas, il y a vraiment chez lui cette volonté de chercher dans les individus les germes qui peuvent à un moment les rendre inhumains et de faire que la philosophie nous préserve de ça, autant que possible, sans non plus s'imaginer que la philosophie a réponse à tout.
- Et toi, est-ce que la philosophie pourrait t’inspirer un titre ?
La Féline : J’ai tendance à séparer… Pour moi la philosophie, c’est un savoir, il y a des auteurs, des thèses, des livres, j’en ai lus certains, mais ça reste une position d’autorité, ou du moins de réflexivité, qui demande du temps, des médiations, ça ne marche pas vraiment avec l'instantanéité des chansons. Alors que quand je fais de la musique, je n’ai pas d’autorité à avoir sur les gens, ni de distance réflexive à mettre en scène, je veux les émouvoir, je ne veux pas leur dire « tu devrais savoir ça » ou même je ne veux pas leur dire « comprenez-moi d’abord après on verra », c’est à moi d’aller vers eux. C’est un donc un chemin tout à fait différent. Il y a quelque chose d’assez viril dans la philosophie pour moi et au contraire, chez moi, l’expérience de la musique est assez féminine (je ne dis pas ça pour genrer les choses spécialement, c'est plutôt une question de pôles, et je me permets tout à fait de circuler entre les deux). Je pense que je cherche une sorte de fusion avec les gens par la musique, pas vraiment la discussion, ni l’autorité doctorale que peut avoir la philosophie…Voilà. C'est marrant parce que je suis en train d’adapter un morceau de Robert Wyatt, « Alliance », qui est un morceau très politique, très donneur de leçons, et j’essaye d’en faire une version française crédible à mes yeux, or, pour ça, il faut que j’aie un discours politique, philosopho-politique et voir comment je suis capable de le chanter. C'est extrêmement difficile! Mais ça rejoint un autre problème qui est le tabou du politique dans la chanson française « de bon goût ». Comme les cinéastes de la Nouvelle Vague qui ne voulaient pas montrer les ouvriers ni les immigrés dans les années 60 – et il y en avait pourtant ! – , la pop issue de Gainsbourg est plus à l'aise dans le détachement que dans l'engagement. Certes, l'engagement dans la chanson française a parfois de bien gros sabots qu'on n'a pas envie de porter... Mais le pur détachement ne me satisfait pas non plus... Il faut trouver autre chose!
- Alors, on va garder Wyatt pour la prochaine interview… parce que Murat l’aime beaucoup, il l’a interviewé pour Télérama, et il aurait gardé le contact. Je reviens au parallèle philo/musique : quand tu enseignes, être sur l’estrade devant des étudiants, ou sur une scène, est-ce que c'est comparable?
La Féline : Ça fait un certain temps que je n’enseigne pas, ou ponctuellement, pour pouvoir faire de la musique, mais oui, il y a une part de show dans les deux cas, c’est sûr. Mais il y a une nette différence entre enseigner les théories des autres et chanter sa chanson. Quand tu chantes ta chanson vraiment, t'es à poil. Alors que parler de Hegel, ça va... Bon, oui, c’est compliqué Hegel, mais, mais si tu fais un cours sur Hegel tu ressens une légitimité incomparable à celle que tu peux ressentir en chantant ta petite chanson. Toi, tu penses que Hegel, c'est génial, fascinant, essentiel. Alors que ta chanson, est-ce que c’est génial ? Est-ce que c’est important? Est-ce que c’est intéressant ? Est-ce justifié que tu montes sur scène et que les gens t’écoutent sous la pluie durant 45 minutes ? Ça, c’est plus difficile.
- Comme il est dit dans la chanson de JLM « Murat c’est un héros de cinéma », comme La Féline. Murat allant lui jusqu’à insérer du Ford ou du Tarkovski dans ses titres ou faire un peu l’acteur.Tu es très cinéphile? Partages-tu quelques goûts communs avec Murat ?
La Féline : Ah, oui Tarkovski, Solaris... Ou Ford, La prisonnière du désert, etc. Difficile là aussi de ne pas s'accorder à dire que c'est génial. Mais là aussi la question, c'est qu'est-ce que tu en fais, à l'échelle de ta musique. Pour moi, La Féline de Tourneur a pratiquement constitué une charte esthétique au départ, avec cette idée de quelque chose de mystérieux, qui ne se donne pas tout-à-fait et qui est en même temps relié à des pulsions humaines fondamentales. Le cinéma permet ça, le noir et blanc, une sorte de sobriété absolue pour décrire un volcan. C'est pourquoi c'est pratiquement mon art favori… Non : la musique est plus forte au sens où elle m'émeut davantage, me travaille plus, mais, en terme fantasmatique, le cinéma est au centre.
- Dans le livret de ton album, tu as mis un texte, un récit, qui est une sorte de porte d'entrée à l'esprit des onze chansons. Je n’aime pas forcement ça dans l'idée, Manset avait fait une fois collé à l’album un texte sur chaque chanson et c’était assez catastrophique…
La Féline : Ah oui, Manset, j’aurais dû mettre une de ses chansons dans ma sélection, j’adore).
- On est deux ! Je suis très fan… Pour en revenir à ma question, est-ce que tu ne penses pas qu’il y a une dictature du storytelling pour sortir un album ? Je parle souvent de Burgalat qui disait qu’il avait un album prêt, mais qu’il ne pouvait pas le sortir, parce qu’il n’a rien à en dire. Murat lui est assez fort pour trouver quelque chose, puis dire, oui, c’est pour les journalistes…
La Féline : Oui, il y a une contrainte qui est clairement journalistique, parce qu’il faut «pitcher », il y a cette nécessité de « pitcher », les gens n’ont pas le temps d’écouter les disques. Et pour pouvoir exister en France aujourd’hui, il faut forcement vouloir incarner quelque chose de plus que de la musique. Bon, cela a toujours été un peu le cas, en rock, ce n’est pas nouveau, mais il y a cette part de communication de soi dans laquelle certains musiciens peuvent être très mauvais alors qu’ils sont des génies dans leur art, et c’est révoltant qu'ils restent dans l'ombre.
Pour le texte de l'album « Combinaison absente », j'avais cette histoire, et j’avais cette photo, et il y avait ce côté science-fiction, un côté émouvant, et puis j’ai quand même l’habitude d’écrire des petits textes sur mon blog, et c’est un disque assez littéraire, alors, après tout, je me suis dit : cela fait une entrée et en même temps, c’est un texte autonome, on peut le lire sans écouter le disque. Je n’adhère pas du tout au storytelling comme une contrainte pour sortir un disque, de pitcher comme ça, c’est une sorte de peopleisation du métier de musicien, mais sur ce disque, j’avais l’impression d’un chemin, d’un chemin parcouru pour arriver à ces chansons et il me semblait que pour que le gens soient touchés par elles, il fallait que je leur indique ça.
- Oui, surtout que tu as peut-être mis un peu de temps pour te trouver, folk, électro..
Oui, mais il est possible que j’y revienne d’ailleurs. La petite part eighties des synthés, les boîtes à rythme, c’est la musique de l’enfant que j’étais, c’est la musique que j’aimais entendre à la radio, la musique qui passait. Pour autant, ce n’est pas du tout un disque revivaliste, « Le Parfait état » qui clôt le disque, c’est assez folk, « La ligne d’horizon » pareil, « Dans le doute » il y a une ligne de basse,mais au fond,ce n’est pas un disque de new-wave, ou de revival 80's, ce sont les gens qui n'écoutent pas attentivement qui disent ça. Ce sont des chansons, avant tout, jouées avec les moyens du bord du moment, un synthés JX3P et une boîte à rythme.
Après, oui, j’ai mis quand même du temps, j’ai travaillé avec d’autres musiciens qui étaient très doués, j’étais un peu dans l’attente de leur avis, et au bout d’un moment, eux-mêmes m’ont dit « vas-y arrange tes chansons seule et c’est là qu’une vérité va émerger». Et ça a eu lieu et Xavier Thiry a réalisé le disque avec moi mais en étant totalement à l’écoute. Donc, oui, du temps à se trouver, mais ce n’est jamais fini je pense. Je passe mon temps à chercher, je passe mon temps à trouver. Il n’y a pas un moment où tu arrives à un truc « voilà, c’est super, c’est moi », parce que tu changes, t’interprètes les choses. D’ailleurs, quand j’ai commencé, j’avais une chanson un peufolk qui s’appelait « Mystery train », qui a eu pas mal de succès parce qu’elle est assez immédiate, et un jour en concert, je l’ai chantée, et je n’y croyais pas du tout, j'ai cessé de la chanter. Je la rechanterai peut-être. Peut-être qu’un jour, je ressentirai la même chose avec « Adieu l’enfance », je n’y croirais plus, et il faudra faire autre chose.
- Pour la voix, tu prends des risques, avec un certain lyrisme, et je me demandais tout à l’heure en t’entendant si tu avais pris des cours de chant classique ?
La Féline : Non, par contre, j’ai toujours chanté, enfant… Mais je n’ai jamais pris de cours.
- Sur « Rêve de verre » ( que tu chantais tout à l'heure sur scène à capella), on penseà Camille et aussi du fait des « risques » que tu prendssur la voix (notamment sur « Zone »), est-ce une artiste que tu apprécies ?
La Féline : Oui, c’est quelqu’un que je respecte, avec cette audace qu’elle a de miser uniquement sur sa voix. Il y a aussi un certain idéal de l’autonomie du chanteur qui est quelque chose de rare dans la pop. Le chanteur, habituellement, n’est jamais autonome, il est perdu sans son groupe. La variété, qui vénère les chanteurs, c'est aussi beaucoup un art de l'orchestration.
Concernant « Rêve de verre », l’inspiration est un peu plus mystique, médiévale, elle est un peu gothique je dirais, pour employer le bon terme, au sens où c’est une espèce d’innocence mais qui parle de la mort ou de la désillusion, donc quelque chose de très pur qui évoque en même temps la décomposition. Pour moi, il y a cette tension-là.Ce n’est pas juste un jeu vocal.La mélodie, je l’ai enregistrée dans une église, avec un dictaphone. J’ai eu une éducation religieuse, enfant, je reste émue par les chapelles vides, la résonance des lieux de culte.
- Dernier nom sur lequel je voulais t’entendre, c’est Christine and the Queens. Ton côté électro peut l’évoquer, mais c’est aussi par rapport à ses ventes de disques qui ont atteint un niveau phénoménal, on voit de temps en temps les classements et c’est toujours surprenant et déprimant…
La Féline : C’est très bien pour elle, la seule chose qui est regrettable en France c’est qu’on a l’impression que les gens n’achètent qu’un disque par an. Il y a d’autres choses tout aussi valables!
- Alors, on parlait d’indépendance tout à l’heure, peux-tu nous parler de ton label ? J’ai vu qu’il s’agit de celui de Nicolas Comment (fan comme nous de Manset)
La Féline : C’est le label de Marc Collin, qui est une personne très intéressante, très cultivée musicalement et qui est le seul, quand je lui ai présenté le disque, qui était complètement preneur. Alors que jusqu’ici, je n’avais eu soit que des très indés qui ne trouvaient pas ça assez indé, soit des majors qui trouvaient ça trop bizarre. Et lui, il s’est contenté de dire «c’est super ». Voilà, c’est un petit label, il n’y a pas eu énormément de moyens mais le disque a touché plus de gens que ce que j’avais fait jusqu’ici. Et j'ai conservé mon indépendance, Marc ne m’a rien imposé. J’ai fait la pochette que je voulais, le texte que je voulais. Il m’a complétement fait confiance.
- Et Manset, alors ? On peut y revenir…
La Féline : Comme Murat, Manset a aussi ce truc crasseux et mystique à la fois, une part de romantisme mais version réactionnaire disons, avec lequel humainement je pense que j’aurais un peu de mal, mais qui artistiquement, est souvent saisissant. Il peut frôler le ridicule parfois avec son côté côté mégalomaniaque, « Royaume de Siam », « Je suis dieu»… De « Animal on est mal » à « Comme un légo », il y a des dizaines de chansons géniales. C’est vraiment quelqu’un que j’admire beaucoup pour la radicalité de son parti pris, de sa vision du monde, avec cette petite part d’exotisme bizarre, de pessimisme profond. On le compare parfois à Cabrel, mais il y a un fossé énorme, ne serait-ce que pour ce pessimisme absolu, et la vision qu'a Manset de la production, ce n’est pas du tout le même parti-pris… Avec Mondkopf, on a fait une reprise de « Comme un guerrier », on en a fait une première version et on en fait une autre là, pour trouver l'équilibre qu'on cherche. Je ne sais pas si ça plaira à Gérard (rires), mais bon! J’adore ce morceau et justement ça m’intéressait, moi qui vient d’un truc très doux, La Féline, de me risquer à cette chanson qui est à la fois très virile, mais aussi très universelle.
- Alors tes projets à venir ?
La Féline : Déjà, cette collaboration avec Mondkopf, ça va être beaucoup moins «chanson » disons, plus axée sur la texture des sons, plus dense, plus bruitiste aussi. Et puis un nouvel album qui se prépare. J’ai écrit une série de chansons et je pense qu’on va être rejoint pas un batteur sur scène. J’ai envie, après l'album Adieu l’enfance de retrouver un son un peu plus acoustique.
- Tu parlais d’écriture, tu as un blog… et selon l’expression de Murat, est-ce que tu aurais suffisamment de suite dans les idées pour écrire un roman ?
La Féline : Non, clairement, pas un roman. L'écriture d'un roman implique un souffle long. Je vis avec un romancier et je vois bien cet élan qu’il faut. Je suis moi, à la fois comme lecteur et comme auteur, beaucoup plus adepte de la forme brève, et d’ailleurs, la chanson en est une. Dans le blog, j'écris sur mes amis musiciens, ou pour Libé, des chroniques où j'essaie de faire d'analyser ce que j'écoute, plutôt que de dire j'aime ou j'aime pas. La forme longue, à laquelle je me confronte en ce moment, c’est plutôt une forme théorique, une forme philosophique sur l’esthétique de la pop. Mais c'est encore différent.
Interview réalisée le 12 septembre 2015 dans le parc des Lilattes à Bourgoin-Jallieu. 40 minutes de discussion. Relecture par A.Gayraud de janvier 2016. www.surjeanlouismurat.com
La deuxième édition du Festival "les Belles journées" aura lieu le 9 et 10 septembre 2016!
Les prochains concerts de LA FELINE:
- 14/01,TOULOUSE, Connexion Live, Fête Souterraine w/ Eddy Crampes et Cliché
- 15/01, MONTAUBAN, Nukind Coffee House, Fête Souterraine
- 16/01, CLERMONT, Le Baraka, Fête Souterraine
- 17/01, LE CHAMBON S/ LIGNON, La Gargouille, Sérénade et lectures souterraines
- 19/01, VALENCE, MISTRAL PALACE
- 21/01, LAVAL, 6PAR4, w/ Bertrand Belin
- 29/01, ISSOIRE, Salle Claude Nougaro
On retrouvera LA FELINE le 15 mars au Tambour à Rennes, et une première partie en solo d'Arman Meliès à l'Ubu le 18 mars.
une phrase en audio de l'interview: