BIBLIOGRAPHIE 9: Fabrice LARDREAU, "leurs montagnes, 32 personnalités racontent"
Publié le 23 Septembre 2023
Vient de sortir chez Glenat (Hommes et Montagnes), le recueil des portraits réalisés par Fabrice Lardreau dans la revue La Montagne et Alpinisme (essentiellement), le magazine du Club Alpin Français. Ca se nomme Leurs montagnes, 32 personnalités racontent.
Et l'entretien de Jean-Louis Murat de décembre 2013 y est reproduit sur 6 pages.... avec une mention dans l'avant-propos: "J'ai ainsi appris avec tristesse la disparition de trois personnalités marquantes: Axel Kahn, Michel Butor et Jean-Louis Murat. Ces hommes m'ont beaucoup appris [...] Du troisième, j'ai en tête "le col de la Croix-Morand", chanson magique et envoûtante, véritable hymne à la montagne: pour ce monde oublié, de royaume enneigé, j'éprouve un sentiment profond"*.
L'article original est en ligne sur le blog. Allez le lire et revenez, j'ai des choses à vous dire!
-----
Pour bouder notre plaisir, on pourra toujours regretter, comme toujours avec ce genre d'ouvrages de compilations (je pense à la Française Pop de Conte/Berberian dont j'avais parlé) que l'auteur ne remette pas en perspective ou actualise les informations sur les personnalités interviewées. Il faut donc prendre cela comme des archives de presse, et bien prendre note de la date de parution (de 2013 à 2022)... et pour Murat, se résoudre sur la thématique "montagne", à ce qu'il ne soit pas question de Babel par exemple... ou que l'erreur classique à l'époque de situer sa naissance à La Bourboule ne soit pas corrigée.
Je m'interroge aussi sur la phrase "à 17 ans, il se marie et devient père", comme si la décision de se marier n'était pas liée au fait de devenir père. Fabrice indique ensuite que c'est après le divorce, que Jean-Louis commence à vadrouiller... C'est effectivement ce qui a été rapporté souvent, mais c'est en famille que Jean-Louis a débarqué à Paris chez son oncle journaliste Edmond. Sa cousine marquée par ce souvenir d'enfance me l'a rapporté.
Le tout reste quand même très intéressant, même si l'article, ai-je l'impression, laisse assez peu la parole à Murat par rapport à d'autres interviewés (il a été peu prolixe lors de l'entretien?). On trouvera donc évoqué sa passion pour Messner (Matthieu regrettait de nous quitter sans en avoir fait un article), le plus médiatique et contesté René Desmaison (dont il raconte qu'il le suivait de conférence en conférence, Desmaison était un grand nom des "Conférence du monde"), des personnages comme "Marie Paradis la première femme à avoir gravi le Mont-Blanc en 1808", la période où la moitié des livres qu'il achetait était consacrée à la montagne, l'Himalaya.
* tant pis pour le sous-texte érotique (que le Muratien à l'esprit mal placé recherchera vainement dans les 32 témoignages).
En lisant les autres articles (sans doute à faire petit à petit car le procédé est un peu répétitif, avec une partie biographie systématique), les amateurs de montagne seront amenés à réfléchir à leurs propres sentiments et émotions. Les mots d'Axel Kahn et Boris Cyrulnik qui racontent comment ils ont pu être saisis par l'émotion à certains endroits, "parfaits", cette rencontre avec le sentiment de "bonheur", de fréquenter la beauté sont par exemple très beaux. Cela m'évoque fortement les propos de Murat dans l'émission "A la dérive" (radio nova). On retrouve avec Belinda Cannone ce même moment de conscience: "cette totale fusion avec le décor dans lequel on évolue" (Fabrice Lardreau cite Romain Rolland qui a nommé cet instant "sentiment océanique"), et Belinda de raconter les 3 endroits où elle a ressenti cela: "on est en continuité avec tout ce qui nous entoure, les rochers, la montagne, les rivières. Je suis athée, mais cette expérience se rapproche pour moi de la mystique...". Murat toujours: "maintenant que je suis un grand garçon, et je me rends compte de ça, cette ombre, cette température, cette couleur, tout, c'est comme si j'étais à l'intérieur de moi. Je pourrais mourir ici, par exemple, je serais entouré ce qui est essentiel" ("à la dérive"). Valentine Goby parle elle "d'expérience radicale d'émerveillement".
Rapidement, je me suis interrogé en lisant ces pages : mais cette fascination, elle vient aussi de la peur de la montagne, personne n'en parle... et justement, l'article de Belinda Cannone fait le lien ensuite: "la montagne est le plus à même de procurer ce genre d'expérience [mystique] car de tous les paysages naturels, elle est la seule à susciter ce qu'Edmund Burke appelait le sublime: une beauté tellement énorme qu'elle n'est pas entièrement distincte de l'effroi. En cheminant sur un sentier, un gravissant une paroi, nous gardons en mémoire cette vieille expérience humaine d'un univers qui, jusqu'à ce que les premiers touristes l'apprivoisent, a longtemps fait peur" (NDLR: c'est pour ça que je n'aime pas les traileurs dont la pratique pour moi méprise la montagne). Ceci dit, j'imagine que la contemplation de la mer, de l'océan, peut tout autant susciter ce même sentiment.
Michel Butor me parle aussi avec la fascination pour la montagne qu'il observait tous les jours et dont il s'inspira pour 35 vues du mont Sadia le soir l'hiver et neuf autres vues du mont Sadia, ou avec la façon dont il parle de ce bout de montagne pourtant un peu banal (1400 mètres) mais qui est son chez lui (massif des Voirons, près de Genève) et dont il n'est jamais "blasé". Heureux les hommes et Murat qui ont pu connaître ce sentiment? Point d'interrogation car Murat, dans l'émission nommée plus haut, après avoir exprimé un coup de foudre pour Douharesse, et aussi ce sentiment d'être à l'intérieur de soi, terminait par : "c'est l'enfer d'être de quelque part, vraiment dans mon for intérieur, je ne me sens pas du tout d'ici". Les contradictions toujours.
Les pages sur Luc Bronner donnent envie de lire son livre la montagne blessée sur Chaudun, un village abandonnée du Champsaur. Elles m'ont également ramené à l'univers muratien des chroniques paysannes même si Luc Bronner en journaliste est libéré de tout regard nostalgique. Il faut dire qu'il évoque par exemple les enfants illégitimes de la ville qu'on laissait en nourrice aux paysans et qui pour beaucoup décédaient assez vite... Les habitants de ce village finirent par vendre leur terre devenue stérile à l'Etat... et partir aux Amériques. (Ps: mince, Samuel, ami géographe de Jean-Louis, celui -là même qui lui a fait lire E. Reclus, me l'avait déjà recommandé! Il faut que je m'y mette. -c'est acheté!-).
Envie de lire suscitée aussi pour 8 montagnes et Sans jamais atteindre le sommet de Paolo Cognetti, qui est allé vérifier au Tibet dans un long périple s'il existait un seul et unique "peuple des montagnes"... ce qu'il semble finalement réfuter... On est bien d'accord, entre les Auvergnats et les alpins (plus ou moins tous des Suisses pour Murat), la comparaison est vite faite! Ah, mince, jusqu'à là, j'étais sérieux... Claudie Hunzinger, vosgienne, quant à elle, quand on lui demande sa nationalité, dit "je suis de la montagne".
On retrouve chez les nombreux auteurs interviewés la relation entre l'écriture, la création et la marche. Par exemple, Céline Minard explique avoir "besoin de marcher pour écrire, de sentir le rythme s'installer, mais aussi la fatigue, libératoire". Pour Murat, l'exercice physique, distinct de la contemplation, était nécessaire, mais il ne l'a pas relié me semble-t-il directement à l'écriture (l'artisan travaille dans son atelier). La fatigue, elle était peut-être plus un échappatoire pour se perdre de vue ou du moins se canaliser.
Un des grands intérêts du livre est de se dresser une très longue liste de lecture pour aller plus loin : outre les livres des interviewés, chacun y va de sa référence, des classiques: Hugo (Le voyage aux alpes), Rousseau, les grands récits de voyage (David-Neel...) en passant par Thoreau, Frison-Roche à des auteurs moins connus : Le mont Analogue de René Daumail, Steve Roger, Ascension de L. Hohl (les choix de Céline Minard) pour n'en citer que quelques uns.
Dans la liste des héros de la montagne cités, elle aussi très fournie (Maurice Baquet par exemple), je retiens le récit impressionnant de Nicolas Philibert sur les films avec Christophe Profit qui ont marqué ma génération (quelle tension de se retrouver dans une falaise à filmer un homme non assuré avec 700 mètres de vide et qui parfois se retrouve en échec dans un passage et doit faire marche arrière!)
Au rayon "auvergnat", Céline Coulon figure dans le livre, et elle évoque le Sancy, sans le relier à Murat, mais la référence est faite par l'auteur : "elle a une affection particulière pour le col de la Croix-Moirand, passage vers ce lieu magique, célébré par Jean-Louis Murat : «il n'y a quasiment rien là-haut, sauf une auberge toujours où on vient déguster des omelettes qui sont délicieuses. Ca fait partie des endroits mythiques pour moi»".
On retrouvera surtout Marie-Hélène Lafon, l'auteur "du Cantal", fille de paysans, "les derniers indiens" disaient-ils (F. Lardeau dit :"elle explique avoir grandi dans cette litanie de la fin du monde paysan" ce qui lui a donné ce besoin de transmission: «j'ai eu le sentiment que ce pays lui aussi allait disparaître, s'effondrer que les montagnes allaient littéralement s'écrouler [...], il fallait par conséquent saisir ce monde »). Elle évoque aussi le sentiment d'insularité (lien avec Vialatte), avec cet isolement : "cet univers austère, au climat rude, dont on dit qu'il ne connaît que deux saisons, l'hiver et le 15 août" et le regard des gens de la plaine sur les " gabatchs" ("des gens moins civilisés, un peu braques"), et notamment l'"humiliation sociale" ressentie aux journées de ski au Lioran devant les citadins qui se moquent. Inutile pour vous, chers lecteurs fidèles, d'illustrer le lien évident avec Murat dans tous ses propos... La fin de l'article en donne encore un supplémentaire : "l'aspect rugueux des montagnes, son austérité, entretiennent des liens profonds avec la discipline de l'étude et de l'écriture" dit F. Lardreau pour résumer les propos de M.H. Lafon.
Pour conclure, dernier petit clin d’œil (double, voire triple) à Murat, avec Matthieu Ricard qui cite Cartier-Bresson : " «je ne prends pas de photos, je suis pris par la photo ». Moi, je suis pris par les paysages".
LE LIEN EN PLUS
Ouest France, 17/09/23